Vivre, avant que l’histoire ne l’emporte

Scénario : Ken Krimstein
Dessin : Ken Krimstein
Éditeur : Christian Bourgois
Sortie : 11 janvier 2024
Genre : Roman graphique

Dans Vivre, il y a le récit et puis il y a le making-of, tout aussi important et pas moins romanesque. Nous sommes en 2017. Ken Krimstein se tient, émerveillé, dans la bibliothèque de Vilnius. À la question : « Combien de personnes ont feuilleté ce carnet depuis 1939 ? », l’archiviste lui répond : « Deux. Vous et moi ». Retour en arrière. Dans les années 30, l’institut pour la recherche juive, YIVO, organise un concours dont le maigre premier prix sera attribué à l’auteur qui fera de sa condition de jeune Juif, le récit le plus véridique possible. L’une des rares limites qu’impose le concours est celle de l’âge : il faut avoir entre 13 et 22 ans. Mais l’antisémitisme et la guerre auront raison de ce projet qui, triste ironie, devait récompenser la meilleure réponse à la question : « Qu’est-ce qu’être Juif ». Grâce à une poignée de résistants, certains manuscrits survivront quand même à une première saisie nazie et à une seconde soviétique. Et c’est ce trésor que révèle au grand jour le dessinateur américain, plus de 80 ans après une première publication avortée.

Ils sont six. À part une rebelle qui a fait fi de la limite d’âge et de toutes les règles qui encadrent le concours, ils sont anonymes. Elle a survécu. Mais est-ce le cas des autres participants qui étaient au seuil de la vingtaine et pour qui une vie entière restait à vivre ? On l’ignore. Tout ce qu’on sait d’eux tient dans cette brèche d’intimité qu’ils nous ouvrent. Ils sont joueur de guitare, étudiant du livre sacré ou amoureux. L’une intègre les jeunesses yiddishs, pendant que l’autre écrit au président américain pour lui demander une place dans un lycée outre-atlantique. Mais quels que soient leurs aspirations, leurs rêves ou leurs tracas, ils sont porteurs d’un lourd bagage traditionnel et témoins d’un antisémitisme naissant.

Un travail très méticuleux

On sent que Ken Krimstein mesure ce qu’implique sa mission de transmission. Une introduction est de mise. Mais il prend aussi soin d’apporter toutes les informations nécessaires à l’immersion dans le quotidien de jeunes Juifs des années 30. Son récit est truffé de notes de bas de page aussi indispensables qu’éclairantes. Enfin, le travail de restitution historique se conclut par une postface. Dans son voyage à travers le temps, le lecteur se doit d’être toujours bien accompagné. Et quelle compagnie ! On en prend plein les mirettes. Le dessin est épileptique, changeant. Il peut se montrer tantôt serein, tantôt agité. Doux ou agressif. Le choix d’une bichromie orange/noir permet un retrait de la couleur au profit du trait. Peut-être qu’une plus large palette aurait rendu les expérimentations techniques – mariant à l’encre de Chine ; l’aquarelle, le crayon, le marqueur et, pourrait-on penser, un peu de fusain – trop exubérantes. Mais l’expressivité du dessin trouve son équilibre dans la sobriété colorimétrique. On sent que le dessinateur s’amuse. Ses forêts deviennent des routes cartographiées. Sa typographie prend vie. Il se joue des délimitations comme des répétitions. Il redevient un enfant, en racontant le passage à l’âge adulte avec fureur, innocence et modestie.