Un tournage en enfer : Au cœur d’Apocalypse Now

Scénario : Florent Silloray
Dessin : Florent Silloray
Éditeur : Casterman
Sortie : 17 mai 2023
Genre : Documentaire

Qui ne se souvient pas avec angoisse  des yeux couleur Mékong d’un Martin Sheen que la lente traversée du fleuve rend fou ? Des fumigènes oranges et roses qui éclairent les soldats comme s’ils étaient à la fête foraine, de la voix de Jim Morrison qui accompagne les bombardements au napalm. En y repensant, vous ne pouvez vous empêcher de revivre ce sentiment de gêne que vous avez connu la première fois que vous avez vu Apocalypse Now, hypnotisé par ce ballet d’horreurs. Il est fort à parier que votre malaise n’est rien de comparable à celui que ressent Coppola quand il pense à cette œuvre pour laquelle il aurait pu tout perdre.

Récit d’un mythe

Depuis le documentaire d’Eleanor Coppola Aux coeurs des ténèbres : L’Apocalypse d’un metteur en scène, le chaos qui a régné sur les plateaux du film n’est plus un secret pour personne. C’est même devenu un mythe dans l’histoire du cinéma. La légende d’un film maudit, ayant déterré les cadavres de la mégalomanie américaine. Infarctus, gestion difficile du matériel militaire, typhon, erreur de casting. Coppola ne dort plus et sur son crâne en sueur lui poussent des cheveux blancs. Quelle ironie ! Filmer l’apocalypse est apocalyptique. C’est comme si une seconde guerre se jouait sur le plateau : les acteurs tombent au combat, décimés par la chaleur et les maladies tropicales. Amie de la souffrance, c’est l’opulence qui lie le film à son sujet. Coppola critique l’absurdité des sommes astronomiques injectés dans une guerre inutile, en montrant des soldats plein de bières, qui s’extasient sur les jolies fesses de pin-ups et font du surf entre deux bombardements. Ces militaires qui vivent hors de toute réalité sont eux-mêmes interprétés par des acteurs qui se rendent chaque jour au travail en avion, gavés de hamburgers importés quotidiennement de San Francisco aux Philippines.

Utilisation avisée du médium

Puisqu’il existe déjà une flopée de documentaires sur le sujet, quelle serait la plus-value d’un roman graphique ? Le médium, pardi ! En pénétrant le tournage par la case, on a l’impression que s’ouvre le champ, que l’espace de la page permet un recadrage. Dans la forme, c’est comme si le film et son histoire devenaient deux entités très différentes. Une mise à distance s’opère. En redessinant certaines scènes dans un style réaliste, on reste, pourtant, ancré dans l’univers du film. Florent Silloray mélange crayon et aquarelle, technique frottée et technique mouillée, pour retranscrire visuellement angoisse, étouffement et torpeur. Sa palette de couleurs nous fait suer. La clarté de ses images nous oblige à plisser les yeux comme si nous étions exposés au soleil. Immersif, ça l’est. C’est bien la preuve que ça fonctionne.