« The Zone of Interest », métahistoire

The Zone of Interest
de Jonathan Glazer
Guerre, Drame, Historique
Avec Christian Friedel, Sandra Hüller, Johann Karthaus
Sortie le 31 janvier 2024

A l’aide d’un dispositif de captation inédit, Jonathan Glazer décrit le quotidien familial de Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz, et de son épouse Hedwig qui s’affaire à ordonner leur petit coin de paradis accolé aux camps de la mort.

Cinéaste rare (quatre films en vingt-trois ans), Jonathan Glazer construit une œuvre atypique et cohérente, dont chaque film repose sur un argument narratif inédit doublé d’un concept porteur : la confrontation entre Nicole Kidman et un enfant dans lequel serait réincarné son mari défunt pour Birth ; le grimage de Scarlett Johansson en alien sillonnant l’Ecosse à la recherche de proies humaines sous les caméras cachées d’Under the Skin. Avec The Zone of Interest, dernier prototype du cinéaste britannique, il s’agira cette fois d’observer la banalité du mal à l’œuvre dans le processus d’extermination systématique du peuple juif dans les camps de la mort.

Cette ambition de conduire un examen quasi scientifique s’incarne avant tout dans la qualité plastique du film. Avec son chef opérateur Łukasz Zal, Glazer compose une image crue, hideusement nette et hyper réelle, à l’avenant du projet d’observation méticuleuse du quotidien familial et ordinaire d’un bourreau. Le réalisateur pousse cette recherche d’une précision chirurgicale à son paroxysme via un dispositif de captation inédit : dix caméras fixement installées sur la propriété, permettant ainsi aux acteurices de jouer en totale autonomie sur le plateau, scruté.e.s par l’œil omniscient et attentif du cinéaste-chercheur. Effaçant ainsi la présence surplombante du réalisateur au profit de l’approche mesurée d’un homme de science, le procédé nous plonge directement au contact des personnages dans un effet de réel saisissant.

Mais si l’image brille par sa clarté, ça n’est que pour mieux souligner l’importance de ce qui en absent, et le solide édifice conceptuel bâti par Jonathan Glazer de reposer tout entier sur le hors-champ. Cloisonné de hauts murs et barbelés, la maison et le jardin de la famille Höss sont préservés de l’horreur perpétuée sous leurs fenêtres qui se signale par le son : cris d’effroi, coups de feu, ronronnements des fours crématoires. L’image et le son sont ainsi mises dos à dos, frictionnés, jusqu’à l’étourdissement. Ainsi d’une séquence lunaire où Hedwig fait visiter à sa mère extatique le jardin en fleurs (« c’est un véritable paradis » dira-t-elle), dont les massifs proprets peinent à détourner l’attention des sons glaçants provenant de l’autre côté du mur.

La collision spatiale orchestrée par le son et l’image, imageant en nous ce que les personnages s’efforcent d’occulter, se double d’une collision temporelle qui advient par le truchement d’un raccord hallucinant. Rapprochant passé et présent, la juxtaposition des deux plans inscrit le film dans un travail de mémoire dont Glazer se fait le garant, tout en produisant un vertige similaire au célèbre raccord de 2001, l’Odyssée de l’espace, par lequel Kubrick reliait l’aube de l’humanité à la conquête spatiale. The Zone of Interest se déploie alors au delà d’une réflexion sur la banalité des monstres pour épouser les contours d’une métahistoire – la quête d’un sens au travers des soubresauts douloureux de notre humanité.