« Malgré toute ma rage », est puceau de l’horreur qui n’a jamais lu Jérémy Fel

Titre : Malgré toute ma rage
Auteur : Jérémy Fel
Editions : Rivages
Date de parution : 23 août 2023
Genre : Roman, Horreur

Jérémy Fel est une échelle de valeurs à lui tout seul. On pourrait estimer le niveau de violence d’un roman entre zéro et Jérémy Fel, sachant que zéro serait le minimum possible et Jérémy Fel, le maximum. Alors quand une voix un peu plaintive se met à lister machinalement les sights à ne pas manquer au Cap en Afrique du Sud ; on se demande si on n’a pas confondu le premier chapitre de son dernier livre avec une brochure TUI rédigée par une adolescente un peu bébête. Cette petite godiche, qui prend un malin plaisir à conclure chacune de ses activités par une photo Instagram pendant que nous persévérons sans conviction dans le récit de son voyage, aurait-elle eu raison de cette âcreté qu’on aime tant chez l’auteur  ? Mais il suffit d’une altercation qui tourne mal et la disparition d’une des trois gamines qui accompagnent Chloé pour que le filtre disparaisse et que la machine s’embraie. Les corps se tordent et le mal, comme d’habitude, pénètre chacune des cellules du récit.

Chloé n’est qu’une imposture. Un attrape-nigaud, un trompe-lecteur. Elle n’est pas la reine du bal qu’elle ouvre. Elle n’est pas plus l’héroïne de cette tragédie que l’Afrique du Sud, comme on pourrait le croire au début, n’en est le coupable. Le diable ne se cache pas dans les restes fétides de l’apartheid, mais parmi ces hommes et ces femmes qui justifient leur méchanceté par celle des autres. Il prend la forme du pouvoir et de l’impunité, en se glissant dans les draps sales d’une société bourgeoise et népotique. Car Manon appartient à la famille Delage qui gouverne la non moins prestigieuse maison d’édition éponyme.

En grand amoureux des puzzles littéraires, Fel démembre son récit pour permettre au lecteur de mieux le recomposer. Mais Malgré toute ma rage n’est pas son livre le plus morcelé, ce qui le rend aussi plus consensuel. Alors que son dernier roman Nous sommes les chasseurs peinait à trouver son lectorat à cause de sa composition en nouvelles et du mariage contre-nature qu’il officiait entre un réalisme cru et une littérature de l’occulte et du fantastique – ici, l’auteur se modère. Il prend un chemin plus attendu, moins tordu mais tout aussi pervers.

De sa volonté d’écrire à la première personne du singulier, on retient un sentiment de malaise. Nous sommes obligés de devenir les bourreaux que nous ne voulons pas être. Pire, nous leur trouvons des excuses. Chacun des personnages qui s’exprime est, à sa manière, ignoble mais attachant. Là où le bât blesse, c’est que l’auteur est autrement plus doué pour devenir le flicard désabusé ou la femme vomissant les romanciers prétentieux que son mari l’oblige à inviter, que la jeune fille un peu naïve et sans histoire. Certes, ils représentent tous leurs propres stéréotypes, mais Chloé est un peu trop comme ces instagrammeuses qu’elle suit, une mise en scène. À part cette petite ombre sur le tableau, et même si on préfère le Jérémy Fel un peu plus aventureux dans sa composition, Malgré toute ma rage est un modèle de terreur. Un thriller glaçant et intelligent, qui dégouline de malaise. C’est Festen qui fait un plan à trois avec Succession et American Psycho. Ça se vautre dans le stupre, mais c’est tellement bon.