Lune au Rideau : une fiction, vraiment ?

Texte de Pamela Ghislain, mise en scène de Pamela Ghislain et Sandrine Desmet (Cie KAORI), avec Astrid Akay, Soufian El Boubsi et Janie Follet. Du 10 octobre au 21 octobre 2023 au Rideau de Bruxelles.

À partir de 16 ans (avertissement : le spectacle contient des scènes de violence)

Lune Bogaert reste assise, imperturbable, sur les marches du tribunal de la place Poelaert. Elle a déposé plainte contre l’État belge pour inaction envers l’égalité hommes-femmes. Elle attend un changement qui n’arrive pas. Combien ça coûte le changement ? La vie ? Après s’être fait agressée durant la nuit pendant son sit-in, elle entame une grève de la faim. Autour d’elle, son avocat Gabriel de Greymon, et la secrétaire du tribunal, Daria Maria, nourrissent ce scénario dramatique avec beaucoup d’humanité. Quant aux médias qui s’emparent de l’affaire, ils dévoilent la voix alourdissante et contradictoire d’une population toute entière.

Le cri qui reste coincé dans mon ventre, ce son que je veux sortir de mon corps et envoyer dans le ciel pour que tout Bruxelles tremble, il reste là, en moi, et tout ce que je peux faire, c’est le hurler à travers mes yeux.

On y croit

La première question qui nous vient à l’esprit en sortant de la salle, c’est… A-t-on manqué un épisode aussi dramatique de l’actualité belge ? Evidemment que non, tout le monde aurait entendu parlé de Lune Bogaert si ce récit avait été tiré d’un fait divers. Le texte de Pamela Ghislain est si proche de nous, par la justesse de la thématique, par sa situation, au plein cœur de Bruxelles, par l’intimité des personnages qu’elle crée, qu’on pourrait douter. « La trilogie du cri », écrit par Pamela Ghislain, composée des textes Anna, Lune et Simone, est mise en scène par l’auteure accompagnée de Sandrine Desmet. Ensemble, elle fonde la compagnie KAORI qui souhaite rendre la place des femmes au théâtre. Les thématiques, ô combien contemporaines, abordent trois types de violences. Anna s’intéressait aux conséquences du viol chez la victime et l’agresseur. Le texte, édité aux éditions Lansman, a été récompensé par de nombreux prix. Si le spectacle a déjà été joué des dizaines de fois, il sera encore au programme des prochaines saisons. Lune est au centre de la trilogie, ce texte a reçu le prix SACD Dramaturgie en 2023. S’en suivra l’ultime volet avec Simone, toujours en écriture, qui parlera des violences dans le cadre des relations familiales.

Au jour daujourdhui

Au cœur de cette trilogie, Lune questionne l’égalité hommes-femmes au sein du paysage belge. Il ne s’agit pas d’un spectacle moralisateur ou d’un grand discours sur les raisons du pourquoi et du comment. D’ailleurs, Lune Bogaert n’explique pas pourquoi, parce que ça va de soi. Le spectacle va de soi. Quand la secrétaire, Daria Mara, lui demande si elle est directement concernée par l’objet de l’accusation, Lune Bogaert ne répond pas, elle se contente de la regarder intensément. Lune est l’une d’entre nous toutes, elle représente les femmes, elle nous rappelle la colère qui dort au fond de notre ventre sans jamais trouver d’échappatoire. Elle est celle qui accepte une bonne fois pour toutes de prendre les coups. Lune est l’espoir, l’injustice, le courage et la détermination, tout ça en même temps, mais aussi la terrible réalité. Cette fiction est si cruellement contemporaine qu’on y croit, peut-être parce qu’on veut y croire…

Triangle gagnant

La pièce rencontre un doux et juste équilibre. Le texte n’a pas besoin de beaucoup de mots politiques pour être profondément engagé, le spectacle dénonce simplement dans sa mise en scène, tout en s’emparant des possibles d’une scène de théâtre. L’écran qui projette les quartiers bruxellois, la bande son, la chorégraphie des gestes… le spectacle a tout. Sans oublier les trois personnages qui ne peuvent pas fonctionner l’un sans l’autre, ils créent le triangle nécessaire pour mettre en avant tous les tenants et aboutissants de la pièce. L’avocat de Lune, Gabriel de Greymon, nous renvoie à la réalité de la justice en nous expliquant clairement les règles sous-jacentes. Malgré les cris dans la gorge de Lune, et la légitimé de ses revendications, si personne n’a osé jusqu’à présent se confronter à la justice, c’est sans doute pour toutes les raisons que Gabriel nous expose. Aussi, il équilibre le plateau en illustrant, non sans sensibilité, le modèle patriarcal dans lequel on vit. Si Lune représente la part occulté des combats qu’on aimerait mené à bout, Daria Maria, la secrétaire du tribunal, est la part visible de l’iceberg. On a tous déjà connu une Daria dans notre vie, ou alors, nous nous reconnaissons en elle. Elle est le triste cliché de la mère de famille, de l’employée ou de l’épouse. On l’adore et on la déteste en même-temps, et si elle nous fait extrêmement rire, c’est tout de même avec beaucoup d’empathie.

Un spectacle bouleversant qui fera vivre aux spectateurs une palette d’émotions. On s’y rend intéressé, on en sort grandi. Lune, ça reste un moment de poésie, de lucidité, qui ne nous laisse pas indifférent.