Lettres à Nour, le voile du radicalisme tombe purement et simplement

Lettres à Nour, écrit et mis en scène par Rachid Benzine, avec Rachid Benbouchta et Delphine Peraya.

Du 24 au 28 janvier au Théâtre de Liège.

Nourri de la conviction selon laquelle l’explication de la violence djihadiste doit être incarnée plutôt qu’analysée d’un point de vue sociologique, politique ou philosophique, l’islamologue Rachid Benzine publiait en 2016 le roman épistolaire « Nour, pourquoi n’ai-je rien vu venir ? ». En ce début d’année 2017, il présente au public une adaptation de son livre, rebaptisé Lettres à Nour.

Soutenue par la Fédération Wallonie-Bruxelles dans le cadre de ses actions contre la radicalisation, Lettres à Nour est une pièce de théâtre épistolaire dans laquelle les protagonistes, au travers d’un échange de lettres, vont confronter leur foi, leurs opinions et, au-delà de ça, leurs choix passés et futurs.

Au printemps de sa vie, Nour choisit de quitter son père pour rejoindre en Irak un homme rencontré sur internet auquel elle s’était mariée en secret. Ce dernier, Akram, est un soldat de Daesh… Peu à peu, le spectateur assistera à la polarisation de Nour et de son père, et à la lente descente aux enfers de ce dernier, sachant sa fille égarée loin de lui. Au travers de ces échanges étalés sur deux ans, deux islamismes vont s’opposer : l’un, celui d’un père islamologue et philosophe, raisonné et teinté de Lumières ; l’autre, celui d’une jeune fille en perte de repères, rejetant en bloc le mode de vie et de pensée occidental. Une des forces du récit tient justement dans ce point, car l’opposition ne se fait pas entre deux cultures, entre Orient et Occident, mais justement entre deux visions de l’islam radicalement opposées. Plus encore, l’une des premières lettres de Nour nous apprendra que sa décision de rejoindre l’Irak aura finalement été le fruit d’une réflexion liée à l’éducation transmise par son père. Par conséquent, deux islams s’opposent tout en étant liés l’un à l’autre. Le père de Nour aura alors à entamer un retour réflexif sur ses propres enseignements.

Au fur et à mesure de l’avancement de la pièce, Nour apparaît comme étant désorientée, égarée et, à fortiori, embrigadée. Son rejet du consumérisme occidental l’aura amenée à détruire ses repères pour s’en créer d’autres sans qu’elle soit alors capable de mesurer les dangers de ce nouveau monde. Tout au long du récit, le spectateur participera au cheminement intellectuel du père craignant de voir son enfant se brûler les ailes. Nour dénonce « l’inutilité et le vide de [sa] vie d’avant » et perd finalement pied avec la réalité en cherchant à se reconstruire ailleurs. Plus celle-ci cheminera dans cette direction, semblant se trouver elle-même, plus elle s’engagera en réalité sur un chemin dont il semble impossible de revenir. Dans son sillage, elle entraînera son père qui perdra peu à peu pied, remettant en question ses choix éducatifs et ses enseignements.

Parallèlement à cela, ce dernier sera confronté à un monde dans lequel il ne trouve plus sa place : ses écrits et ses interprétations du Coran feront de lui une menace pour les islamistes radicaux qui tolèrent peu les penseurs et la remise en question des écrits saints. Ce rejet amènera plusieurs de ses étudiants à l’agresser. Mais le départ de Nour pour l’Irak poussera également les autorités à surveiller son père, voire à l’interroger de façon quelque peu musclée. On comprend alors que le mal est multiple et change de visage en fonction des circonstances. À cela s’ajoutera bien sûr la douleur d’un père de se savoir méprisé par son propre enfant en fonction de ces divergences de vues.

Au final, Nour sera amenée à reprendre contact avec la réalité de façon violente. Apprenant l’identité de son père, ses « sœurs » et son mari en viendront à questionner ses motivations, et notre héroïne sera alors marginalisée à son tour, n’appartenant plus véritablement au monde occidental mais voyant parallèlement sa position fragilisée au sein du microcosme marital. Ouvrant alors les yeux, elle découvrira la réalité de ce nouveau monde : intolérance, tortures, exécutions sommaires, viols, mariages forcés avec des mineures d’âge, violences conjugales, etc. Elle découvrira alors ce qui se passe lorsque l’on cherche à fuir l’Eldorado djihadiste, retrouvant une amie atrocement massacrée par Akram qui laissera sa vraie nature éclater au grand jour. Un « Choix de Sophie » – ou plutôt un « Choix de Nour », la situation n’étant pas exactement la même que dans le roman de William Styron – sera alors laissé à l’héroïne afin de refermer la boîte de Pandore.

Plusieurs thèmes traversent « Lettres à Nour », qui en font une œuvre à part entière. Le plus intéressant étant celui du doute. Rachid Benzine met en évidence un point qui donne tout son sens à sa volonté d’incarner la violence djihadiste : d’adolescents pétris de questionnements, les jeunes tombés dans le djihadisme finissent par ne plus connaître le doute. Ce radicalisme islamiste s’apparente alors à un renoncement de tout sens critique. Le message sous-jacent est ainsi qu’une société qui perd ses repères et ne remet plus rien en question est condamnée à la destruction. À travers cela, Rachid Benzine encourage le lecteur – et donc le public venu assister à la pièce – à être curieux de tout et à se laisser envahir par le doute et le questionnement. Au fond, comme l’écrivait Philippe Léotard dans son superbe Clinique de la raison close : « Celui qui veut échapper à l’érosion commence par ne pas se faire montagne ».

L’histoire de Nour nous apprend encore qu’il est humain de poser les mauvais choix mais qu’il n’est jamais trop tard pour changer, pour reconsidérer ses positions. L’histoire de Nour nous montre que la rédemption est toujours possible, quel qu’en soit le prix.

Du point de vue de la scénographie maintenant, Rachid Benzine a choisi d’opter pour la sobriété. Les personnages s’opposent d’un bout à l’autre d’une table et lisent leurs lettres, échangeant ça et là quelques regards. Entre ces lectures, une trompette tisse une atmosphère particulière, comme une bande sonore à la détresse des protagonistes. Au fond, par la sobriété de la mise en scène, l’accent est mis sur le discours.

Malgré cette scénographie épurée, on trouve quelques subtilités qui viennent soutenir le dialogue. Les éclairages bien entendu donnent corps à l’échange épistolaire, mais l’on verra surtout Nour défaire peu à peu son vêtement à mesure que ses convictions se verront ébranlées. Le voile tombe purement et simplement !

« Lettre à Nour » est une pièce forte, indispensable à la compréhension des enjeux de nos sociétés. Le spectateur n’apprendra rien de plus que ce qu’il a pu lire ou entendre jusqu’ici sur le problème du radicalisme mais cela ne fait au fond pas partie de la démarche artistique de Rachid Benzine. Le but est de personnifier la complexité du radicalisme en le mettant à la portée d’un large public. De ce point de vue, la pièce est une réussite.