« La femme gelée », enterrement d’une vie de (jeune) fille

Titre : La femme gelée
Autrice : Annie Ernaux
Editions : Gallimard
Date de parution : 7 septembre 2023
Genre : Roman, Audio (lu par Elsa Lepoivre)

Annie Ernaux raconte une vie de femme, la sienne. Elle essaye de comprendre : comment elle est arrivée, à 25 ans, à se retrouver dans le rôle très précis de « la mère de famille qui s’occupe de bébé pendant que papa va travailler et ramène de l’argent » alors qu’elle a été élevée différemment par sa famille. La femme gelée parle donc de cette éducation-là, de notre société hétéro-normative, qui épuise les rêves des femmes pour mieux laisser les hommes courir le monde.

L’autrice remonte aux débuts, comme une sociologue, à la socialisation primaire et secondaire qui ont scellé son parcours. D’un regard tendre et acerbe à la fois, elle revient sur ses années de petite fille dans un univers où les rôles genrés n’étaient pas les attendus de la bourgeoisie. « Devenir quelqu’un, cela n’avait pas de sexe pour mes parents. » dira-t-elle.  Sa mère travaillait au comptoir de l’épicerie, son père faisait à manger, coupait les pommes de terre. On nettoyait peu, pas de temps à perdre. Au lieu de s’embêter à cela, c’est sa mère, à Annie, qui la pousse à la lecture. C’est lors de sa préadolescence qu’elle se rendra compte de « l’anormalité » de son modèle familial.

Lorsqu’elle rencontre Brigitte, et socialise sur les bancs de l’école, le regard de l’autrice sur ses parents change : la honte commence à apparaître. Avec elle, le devoir d’être bien comme il faut, de se réadapter au monde des hommes, pour ne surtout pas passer pour une « salope », quand les envies de sexe vont commencer à poindre. Pour ne pas être comme « paillasson », surnom donnée à une amie, une « fille facile ». Les garçons faciles, cela n’existe pas, par contre.

On compare, se compare : les seins idéaux, ce sont ceux qu’une main d’homme peut prendre dans sa main. On se forme à jouer la poupée parfaite. Bientôt, malgré ses envies de liberté, de lire, de s’évader, de sexe, Annie se retrouve enceinte, volontairement, d’un garçon. Elle rejoint ainsi tout le chœur de celles qui ânonnaient à l’école : « papa part travailler, maman reste à la maison ». Comme sa grand-mère avant elle, l’ainée d’une famille de cinq enfants, la voilà brisée, paralysée par les codes des hommes.

Lorsqu’Elsa Lepoivre lit les mots d’Ernaux, on a l’impression de l’entendre elle, l’autrice, se confier à notre oreille. Doté d’une mémoire incroyable, Annie Ernaux marque par son regard à la fois distancé et chaleureux sur le monde de ses parents, les « paysans », sans niaiserie ou idéalisation. Moins marqué par cette conscience alerte de sa propre écriture que d’autres de ses romans, les mots choquent tout de même dans La femme gelée, des expressions horrifient, avec cette sensation triste de lire la description de la vie brisée de centaine de milliers de femmes.