« King’s Land », incarner une période afin que la réalité prenne part à l’imaginaire collectif

King’s Land
de Nicolaj Arcel
Drame, histoire
Avec Mads Mikkelsen, Amanda Collin, Simon Bennebjerg
Sortie en salles le 24 janvier 2024

Avant King’s Land, il y avait le livre The Captain and Ann Barbara. Avant The Captain and Ann Barbara, il y avait le véritable Ludvig von Kahlen. Si les deux œuvres racontent l’histoire de ce soldat parti tenter sa chance dans le Jutland, dernière terre sauvage du Danemark, sa romance avec Ann Barbara et le conflit qui l’opposa à l’aristocrate local, Schinkel. Les deux œuvres se sont drastiquement éloignées de la vraie épopée de von Kahlen.

Ludvig von Kahlen est effectivement un militaire de carrière ayant obtenu un accord royal afin de créer une colonie dans les landes hostiles de la péninsule du Jutland. Il a, en effet, été l’un des plus tenaces pour ce qui est de la tentative d’installation dans ces contrées froides et arides. Mais les similarités s’arrêtent là. Le livre d’Ida Jessen, dont est tiré le film qui nous intéresse aujourd’hui, est une complète adaptation d’un personnage réel, une véritable œuvre de fiction. Sachant cela, difficile de donner un quelconque crédit historique au récit. On en vient à tout remettre en question, à se dire que cette toile de fond n’est qu’un prétexte à nous raconter une romance dans un cadre pittoresque tout en fantasmant un Danemark mélangeant la puissance et la mondanité, qui découlait de sa place sur l’échiquier mondial, au mystère entourant une immense partie de son territoire. Un genre de récit à l’eau de rose flattant la fibre patriote des Danois.

Et pourtant. Et pourtant, ce von Kahlen fictif peut, voire doit, être vu comme un symbole, comme un portrait réaliste, faute d’être réel, comme l’incarnation d’une période trouble de l’histoire du Danemark, la représentation d’une époque méconnue, car sans visage. Oui, le postulat de départ est exact, cela faisait un moment que le Danemark tentait de dompter le Jutland, en vain. On peut comprendre cette volonté tant le puissant royaume était en pleine expansion coloniale, en s’établissant au Groenland et en Islande ainsi qu’en fondant des comptoirs un peu partout sur les océans, sans pour autant réussir à prendre véritablement possession de son propre territoire. Ainsi, une grande quantité de von Kahlen furent envoyés dans ce quasi-no man’s land, cette zone de non-droit, car difficilement administrable par le pouvoir royal, et tous s’y cassèrent les dents.

Réalité toujours lorsque la pomme de terre nous est présentée comme la révolution qui permis l’implantation. Bien que ne soit pas von Kahlen lui-même qui en ai eu l’idée, c’est bien dans des colonies peuplées d’immigrés nord-allemands que le tubercule fut utilisé au départ. De la même manière, les hésitations sentimentales de von Kahlen sont symboliques. Deux femmes, deux allégories. La première représente l’aristocratie promise, le titre de noblesse et la dote récompensant la réussite du projet d’installation : belle, confortable et illusoire, car déconnectée de la réalité. La seconde, elle, représente la dure vérité du travail paysan, la fuite face à des entités coercitives, le besoin d’indépendance quitte à rester dans la précarité : ancrée dans le réel, juste, mais rude. Balloter entre ces deux femmes, entre ces deux mondes, von Kahlen incarne ce Danemark à deux vitesses, cette coexistence grotesque.

Ni véritablement historique, ni véritablement fantasmatique, King’s Land peut se voir comme un catalyseur, enjoignant les Danois, mais aussi le reste du monde, à se pencher sur cette période si particulière de l’histoire de ce pays. Et si le film ne brille pas par l’originalité de sa forme, il intriguera, pour sûr, par la singularité de son fond.