Birdman or The Unexpected Virtue of Ignorance

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Birdman
d’Alejandro González Iñárritu
Comédie dramatique
Avec Michael Keaton, Zach Galifianakis, Edward Norton, Andrea Riseborough, Amy Ryan
Sorti le 28 janvier 2015

Alejandro González Iñárritu n’a plus besoin de présentations tant ses films ont été marqués d’éloges, d’Amours chiennes (2000) à 21 Grammes (2003), jusqu’au magistral Babel (2006), ou encore son dernier Biutiful (2010). C’est après quatre ans de silence donc que le réalisateur revient avec Birdman sur les planches de la scène, à un endroit où on ne l’attendait certainement pas. Déjà neuf fois nominé pour les Oscars (qui auront lieu en février 2015), le réalisateur donne à son film un ton bien différent de ce qu’on lui connaissait. Humour cynique et style audacieux, Birdman ne cesse de surprendre.

Gagnant du Prix du meilleur scénario aux Golden Globes 2015, on comprend vite pourquoi. Construit comme une sorte de critique satyrique rondement menée, le film prend pour sujet de fond le show-business et la place de la célébrité, prisonnière de cet impérissable conflit intérieur : celui de l’égo. Riggan Thomson, ancien acteur déchu, tente tant bien que mal, constamment confronté à lui-même et aux autres, d’échafauder sa pièce de théâtre à Broadway. Mais tout autour de lui résonne encore l’écho de Birdman, ce super-héros pour lequel Riggan avait, à son heure de gloire, prêté son image et sa vie. Iñárritu nous délivre alors les versants les plus obscurs du spectacle lorsqu’il est sous l’égide de l’industrie, le show-business, la pression sociale. Et en parlant du théâtre, le film parle en filigrane du cinéma, industrie de l’entertainment par excellence. Mise en abyme mainte fois réalisée, loin de tomber dans les clichés, Iñárritu mène la danse avec habileté et une intelligence effarante.

Quand le cinéma s’en vient à se réfléchir lui-même – de l’autocritique au lynchage – explosent alors les limites entre réalité et fiction. Birdman, en un tour de force, prend l’idée au mot avec humour. Les frontières s’obscurcissent et s’effacent, à tous les niveaux : la réalité du spectateur, celle de l’écran, la pièce jouée au sein du film, et les délires de l’esprit. Les rapports deviennent flous, ambigus, s’entrecroisent et se confondent. Un vertige se saisit alors de nous, spectateurs, projetés dans les méandres ensorcelants de l’incertitude. Comme si à force de faire basculer le réel, c’est le spectateur lui-même que le film bouscule. Résonne alors le souvenir de Black Swan (2010, Darren Aronofsky), où se mêlaient là aussi plumes, fragmentation de la réalité et trouble de l’esprit. Au travers des questions rongeant le protagoniste, Iñárritu, tout comme l’avait fait avant lui Aronofsky, ose le surnaturel, ouvrant toutes les portes du possible. Pari dangereux, car le risque de tomber dans l’artifice est grand. Mais sous les doigts d’Iñárritu, comme ceux d’un chef d’orchestre, la maîtrise est parfaite.

Au service de cette fable au seuil du rêve se met en place la déconstruction formelle et stylistique. Sur un plateau d’argent, le réalisateur nous offre une réelle performance esthétique des plus vertigineuses : le film est construit de manière à donner l’impression qu’il n’est constitué que d’un seul plan-séquence, de tout son long. Audacieux ? Sans aucun doute. Mais, encore une fois, juste à point. Le film ne retombe jamais. Bien au contraire, il s’envole toujours plus haut, vers les lieux qui sont ceux de la prouesse cinématographique. La respiration retenue, ce rythme si particulier – car éloigné de nos habitudes visuelles – fascine, dérange, aimante, émeut, mais n’ennuie jamais. Contrairement à Hitchcock, qui avait, il y a 60 ans, tenté la même expérience avec La Corde, Iñárritu parvient ici à mener son film-séquence de bout en bout. Puisque le montage n’est plus, c’est par la musique jazzy et les beats d’une batterie – signés Antonio Sanchez – que les scènes viennent littéralement battre la cadence d’un film ininterrompu. Iñárritu, affublé de culot, remplace un élément par un autre, avec une légèreté et une fluidité déconcertante.

La caméra maîtresse du film sous l’œil d’Emmanuel Lubezki (qui a, grâce à son travail sur Gravity, de nombreux prix à son actif dont l’Oscar de la meilleure photographie), glissante et sinueuse, révèle à l’image les multiples thèmes qui parsèment le film : l’égo, et le narcissisme, la peur du temps qui passe, la désillusion, la déception, l’espoir d’une deuxième chance, l’artificialité de l’industrie hollywoodienne contre la noblesse de la production artistique d’auteur, le besoin d’être adulé, la fugacité qui rappelle que rien n’est jamais acquis, la vanité de la critique, la peur du risque, le rôle du père. Et cela au travers d’une construction visuelle oppressante, par la foule grouillante au cœur de Time Square à New York, et claustrophobique, au cœur des coulisses du théâtre St James aux longs couloirs enserrés et labyrinthiques. Le décor devient alors la métaphore de l’esprit tourmenté d’un homme à la recherche de lui-même, où les seules échappées possibles sont par le ciel.

À cela s’ajoute finalement un casting de luxe qui mérite à lui tout seul les cinq étoiles du film. Qui aurait pu mieux jouer un acteur déchu que le fabuleux Michael Keaton ? Car là encore, Iñárritu tape fort. Il vient mêler au-delà du film la réalité tangible avec la fiction. Car, rappelons-le, tel Thomson avec Birdman, Keaton fut le visage du Batman de Tim Burton. À ses côtés, Edward Norton dans son rôle d’égomane est tout aussi impressionnant. Mais la palme du jeu le plus éblouissant du film revient sans doute à Emma Stone qui malgré son rôle de second plan, nous livre une palette d’émotions, dépeinte de justesse et nuances.

Par tous ces fragments qui se répondent et s’entrelacent, Iñárritu prend les rênes du tourbillon qu’est ce film délirant avec intelligence et virtuosité. Comme l’oiseau déploie ses ailes, le réalisateur explose les cadres. Sous nos yeux se crée une œuvre qui, tout comme la caméra volatile, se construit en un souffle continu. Le film devient alors un exercice de style, un plongeon dans la réflexion, mais sans jamais y perdre son spectateur. Au contraire, quelque chose d’extraordinairement fascinant en émane, comme le son de glas d’un film majeur. Osé de la plume au style, Birdman fait partie de ces films qui, dès les premières secondes, mettent le temps en suspension. Folie et ambition, parsemées d’un peu de poésie, de beaucoup d’intelligence et d’audace, il n’en faut pas moins à ce film pour nous happer entre ses griffes. Et s’il reste encore 338 jours à 2015, il nous semble pourtant bien que Birdman y laissera son empreinte bien ancrée, comme l’un des films les plus époustouflants de l’année.

A propos Lise Mernier 11 Articles
Journaliste du Suricate Magazine

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