Rencontre avec Johannes Bah Kuhnke

Interview de Johannes Bah Kuhnke alias Tomas dans Turist

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Comment vous êtes-vous retrouvé impliqué dans ce projet ?

Un agent m’a appelé assez tard dans le processus et m’a dit que Ruben voulait me rencontrer. J’étais content, car il est un des réalisateurs suédois les plus intéressants du moment. Nous nous sommes rencontrés et nous avons eu une conversation très drôle de presque trois heures à propos du film. Nous avons vraiment eu un très bon premier contact.

Ruben Östlund a une prédilection pour les plans-séquences. Quel impact cela a-t-il sur le jeu d’acteur ?

Ruben s’intéresse aux gens et aux situations de la vie quotidienne et il a une manière particulière de tourner. Il filme chaque scène jusqu’à cinquante fois avec la caméra en position fixe. En tant qu’acteur, on peut vraiment travailler avec ça et être aventureux : on essaye des choses que l’on n’oserait normalement pas s’il n’y avait que deux prises. Les scènes sont aussi très longues, jusqu’à trois ou quatre minutes. Si on bute sur une réplique ou si quelque chose ne fonctionne pas tout à la fin, on ne peut pas utiliser la séquence. Tout le monde doit vraiment être concentré et faire en sorte que cela marche.

C’est un défi proche du théâtre. Normalement dans les films, on fait une ou deux prises et le producteur enchaîne habituellement en disant que c’est bien ou que l’on pourra régler les choses au montage. Il prend le pas sur le réalisateur et les acteurs alors que ces derniers se disent souvent que cela pourrait être mieux. Or, ici on ne peut rien régler dans la chambre de montage, il n’y a pas de coupures.

La relation entre Tomas et Ebba est très convaincante. Comment avez-vous travaillé cet aspect avec Lisa Loven Kongsli ?

Nous avons beaucoup parlé. Nous avons appris que nous avions les rôles trois mois avant le début du tournage. Nous avons alors décidé de skyper tous les jours. C’était très drôle : au début on ne se connaissait pas – pour moi c’était une séduisante Norvégienne – alors les discussions étaient préparées et polies. Après quelques semaines, c’était déjà plus naturel. Ce serait drôle d’avoir les enregistrements de toutes ces conversations. On a fait en sorte d’enlever cet intérêt initial l’un pour l’autre afin de recréer une famille. Nos rôles sont ensuite devenus tellement déterminés qu’il n’y avait même plus besoin de se regarder.

Clara and Vincent Wettergren, vos enfants dans le film, sont également à la hauteur.

Oui. Ruben a travaillé avec eux de la même manière qu’il l’a fait avec nous, sans faire de différences, avec de véritables attentes. Clara et Vincent ont donc pu s’appuyer sur ça. Et ils sont réellement frère et sœur, cela les a donc aidé d’être ensemble pour leur rôle. Espérons qu’ils continueront comme acteurs, car ils sont très bons.

Le film traite du fantasme du mâle alpha et de l’homme protecteur. Que pensez-vous de ces attentes obsolètes et pourtant très modernes comme le montre le film ?

Nous enregistrons ces attentes quand nous regardons un film ou une série TV parce que ce sont des modèles bien ancrés : il y a la plupart du temps le stéréotype du héros masculin et de la femme sexy. Je pense que cela a plus d’influence sur nous que nous le pensons, car nous recherchons nos modèles dans les films et nous nous appréhendons à travers eux.

Les relations sont aussi représentées d’une manière particulière dans les films et nous comparons nos relations réelles avec elles. Mais dans la vie ce n’est pas comme dans un film, on ne peut pas couper au montage ce qui ne fonctionne pas afin d’obtenir le résultat souhaité. Dans Turist, il y a par exemple cette scène où je sauve Ebba et il y a un peu ce sentiment : « On l’a fait ! On a réussi ! ». Dans un film normal, la séquence aurait été coupée là. Or, si la caméra continue de tourner, la vraie vie continue : « Ok… Maintenant, comment on sort de cette situation ? », « J’ai de la neige partout. », « Est-ce que je vais récupérer les skis ou tu y vas ? », etc.

La façon dont nous nous échinons à maintenir au sein du noyau familial ces styles de vie matérialistes sur la base des images de nous-mêmes, de nos maisons, etc., que l’on nous présente, cela crée une tension. C’est le cas de Tomas. Il travaille tellement, il ne reste plus rien de lui. On peut supposer qu’il n’a plus beaucoup de contacts avec ses amis et sa relation avec Ebba ne fonctionne pas très bien. Il s’accroche à cette vie alors qu’il est une coquille vide. Après l’événement de l’avalanche, il a tellement peur de tout perdre qu’au lieu d’essayer de voir où il en est et comment il peut s’en sortir, il se dit que s’il reste assis calmement dans le bateau, la tempête va passer.

Nos relations sont comme celles de Tomas. On travaille beaucoup, on retient notre souffle pendant toute l’année et on se réjouit que cela soit enfin les congés. Or, les taux de divorce, du moins en Suède, sont au plus haut après la période de vacances, parce que les couples passent du temps ensemble, ils se découvrent l’un l’autre et ils se demandent si leur relation correspond vraiment à ce qu’ils veulent.

Dans le film, non seulement Tomas ne protège pas sa famille, mais il fait aussi preuve d’une bonne dose de mauvaise foi, ce qu’il semble partager avec Mats (Kristofer Hijvu). Est-ce un trait typiquement masculin ?

Non, cela concerne aussi les femmes. Je pense que cela tient surtout à la peur sociale de perdre la face, une peur tellement grande. On peut prendre l’exemple du capitaine du Costa Concordia, cet homme qui a été le premier à fuir son bateau alors qu’il aurait dû être le dernier à le quitter. Quand il a dû faire face à ses actes, il a dû raconter un mensonge : « J’étais sur le point de faire des choses héroïques, mais je suis tombé dans le canot de secours… ». Il savait qu’il mentait, tout le monde savait qu’il mentait et il savait que tout le monde savait qu’il mentait. Il a refusé de passer pour un raté et de reconnaître qu’il s’était sauvé parce qu’il avait eu peur de mourir.

Il y a plein d’autres exemples. C’est pareil dans l’affaire Bill Clinton, quand on voit ses yeux vitreux après le scandale Monica Lewinsky : il essaye d’apparaître tranquille alors que plein de choses se trament à l’intérieur de lui-même. C’était génial de faire ce genre de recherches pour le film.

Evidemment, là au moment où je parle, je ne pense qu’à des exemples masculins… (Sourire).

Le film aborde aussi la question de savoir ce que Tomas et Ebba souhaitent dans leur vie et leur couple en tant qu’individus, en tant qu’homme et femme.

Je ne peux parler que pour mon personnage, mais disons que quand Tomas et Mats partent skier ensemble, ils gèrent le problème de Tomas d’une manière très pseudo-masculine. Tomas ne parle pas de la situation en reconnaissant qu’il a un problème et en se demandant ce qu’il devrait faire. Et Mats se limite à lui dire : « Vas-y mon gars, crie dans la montagne. Et maintenant, allons prendre une bière. Regarde ! Il y a des filles qui viennent vers nous… ».

Cette scène du bar est géniale !

C’est réellement arrivé à Ruben ! Il venait de divorcer et il se sentait fragilisé. Une fois, alors qu’il était dans un bar en train d’appréhender sa nouvelle vie, une fille arrive et lui dit : « Mon amie assise là-bas trouve que vous êtes le plus bel homme ici ». Un nouvel espoir apparaît, il se dit que les choses ne vont peut-être pas si mal que ça, qu’il va commencer une nouvelle étape de sa vie, etc. Mais la fille revient et lui dit qu’elle s’est trompée, qu’elle parlait de quelqu’un d’autre. Il s’est dit : « Vraiment ? Il fallait vraiment que tu dises ça ? » (Rire).

En fait, beaucoup de choses qui se passent dans le film sont arrivées à Ruben ou à des gens autour de lui. Il utilise ce genre de petits événements et les représente fidèlement.

Comme l’anecdote qui a inspiré cette histoire d’un époux qui fuit lors d’une catastrophe. (NDLR : Lors d’un voyage en Amérique du Sud, lorsqu’un couple d’amis du réalisateur s’est retrouvé au milieu d’un échange de tirs, l’époux a fui laissant seuls sa femme et ses enfants).

La situation de l’anecdote réelle et du film sont semblables. Le jour de la catastrophe, les deux époux n’arrivent pas à en parler d’eux-mêmes. Le sujet revient toujours quand ils ont un peu bu, quand il y a d’autres personnes autour d’eux, et c’est seulement alors que le mari est confronté à ses actes. Mais quand bien même il serait possible d’en parler, quand il y a des personnes autour, la peur de perdre la face devient encore plus grande. On retrouve ce principe utilisé par Tomas : « peut-être que si je ne dis rien, ça va passer », ou au contraire « si je dis quelque chose, peut-être que je vais encore plus m’enfoncer ».

Il est impossible de visionner Turist sans finir par débattre sur ce que l’on aurait fait dans pareille situation. Le film a-t-il provoqué des discussions dans votre famille ou parmi vos amis ?

Je pense que toutes les personnes qui vont aller voir le film auront cette discussion. Justement, avant que l’on ne commence le tournage, je parlais de l’intrigue à beaucoup de mes amis et chaque fois la femme du couple disait : « Mon mari n’aurait jamais fait une telle chose ! », car elles ne veulent pas vivre avec un homme qui fuirait. Mais on n’en sait rien. Surtout quand on voit les statistiques liées à ce genre de situations : lorsqu’il y a un accident ou une catastrophe, la majorité des survivants sont masculins.

Que ce soit précédemment dans Happy Sweden ou ici dans Turist, Ruben Östlund développe un regard critique dans ses films. Considérez-vous le cinéma comme un révélateur des travers et des bizarreries de la société ?

Oui, bien sûr. Lorsqu’ils parlent du film, beaucoup de gens restent focalisés sur des petits détails de la relation entre Ebba et Tomas. Mais on peut aussi extrapoler et adopter un point de vue plus extérieur en se demandant : « À quoi fait-on face dans la société moderne ? ». Nous passons tellement de temps à analyser nos relations : « Suis-je heureux ? » ; « Ai-je une vie sexuelle satisfaisante ? » ; « Est-il/elle la bonne personne pour moi ? », etc. Ne devrait-on pas s’éloigner de cela, s’épanouir et viser des buts plus grands, un sens plus élevé ? Le film est une critique de ce petit monde dans lequel nous nous enfonçons.

En Suède vous êtes connu en tant que chanteur, comédien et vous jouez également dans la série Real Humans. Est-ce important pour vous d’être actif dans différents domaines artistiques ?

J’étais chanteur avant dans un groupe punk, mais c’est fini, même si je continue la musique comme un hobby. Dernièrement, j’ai fait une pause par rapport au théâtre pour faire la promotion de Turist, mais tourner des films ou jouer au théâtre est génial !

Sur scène, on a une responsabilité de la première à la dernière minute. Le dernier rôle que j’ai joué au théâtre était le rôle de Humbert Humbert dans Lolita et pour lequel je devais connaître 200 pages de texte.

C’est bien parce que maintenant je peux jouer des rôles d’hommes plus âgés, et interpréter une face plus compliquée et plus sombre des hommes. Alors qu’avant je ne jouais que des héros. C’est bien de changer.

Êtes-vous heureux de la réception du film ?

Oui ! Nous sommes distribués dans 67 pays, nominés pour les Golden Globes et nous espérons une nomination aux Oscars. C’est étonnant, car quand on a développé ce projet, on s’est inspiré de la Suède, de nos propres problématiques, mais apparemment partout où le film est diffusé les gens s’y retrouvent.

Par exemple, on a montré le film dans un festival en Serbie. Je n’étais pas sûr de la façon dont le public allait réagir, particulièrement vis-à-vis de mon personnage et surtout par rapport à la scène de pleurs. Pour cela, nous nous sommes inspirés d’une vidéo Youtube Worst Man Crying Ever ; Tomas commence par des larmes de crocodile et finit avec une véritable crise de larmes. Même là c’est dur d’avoir de la pitié pour lui… Enfin soit, les gens riaient tellement que certains sont tombés de leur chaise. Mais c’était aussi un rire de protection parce qu’après avoir un peu bu, certains hommes m’ont dit : « Je me suis senti tellement gêné en regardant cette scène. Car en fait, j’ai ces sentiments à l’intérieur de moi. Mais je ne dirais jamais tout ce que dit le personnage, je ne laisserais jamais les autres voir cette lâcheté en moi ».

Vous étiez le psychologue du bar alors ce soir-là ?

Oui ! (Rire).

Propos recueillis par Elodie Mertz

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