« Beloved », reparution et réapparition

Titre : Beloved
Auteur : Toni Morrison
Editions : Christian Bourgois
Date de parution : 19 octobre 2023
Genre : Roman

Le grand classique de Toni Morrison fait peau neuve. Beloved, Beloved, Beloved. Sa couverture s’abstrait de toute forme d’artifice. Seul le titre y est toléré. Répété, il devient agressif et intrusif. Il nous saute à la gorge, comme le fantôme de l’enfant qui lui a donné son nom. Beloved était encore un nourrisson, ses bras potelés brassaient l’air pour réclamer le sein de sa mère, quand cette même présence  nourricière lui a ôté la vie. Ses doigts se refermant sur le cou frêle et hoquetant ; c’était pour Sethe la seule manière de protéger son enfant de cette existence d’esclave qu’elle avait elle-même menée. Elle a choisi à sa place ; la mort contre la déshumanisation. Depuis, Sethe s’est affranchie de son statut de captive, mais pas du souvenir de son meurtre. Beloved est devenue une figure hallucinatoire, omniprésente, qui prend la forme d’un voile, d’une ombre, d’un bruit, tourmentant Sethe ainsi que tous ceux qui vivent avec elle au 124. Mais quand Sethe offre son aide à une jeune femme maladive, répondant au doux nom de Beloved, la coïncidence semble trop grosse pour en être une.

On lui reproche souvent son opacité. Il n’est pas de ces livres qui donnent aux lecteurs, mais de ceux qui les poussent à chercher. Il pose des questions qu’il laisse en suspens. Il nous fait avancer dans une obscurité narrative, hantée par des témoignages inachevés. En explorant la matérialité, ou plutôt l’immatérialité, du récit, Morrison se demande comment raconter l’indicible. Quelle est la responsabilité des mots dans la transmission de la violence ? Son écriture est à l’image de son sujet ; énigmatique, fuyante, liquide. Et pourtant elle fricote avec l’Histoire, celle de l’esclavagisme aux États-Unis, qui, elle, touche aux faits.

Beloved, comme le dit Jakuta Alikavazovic, à qui l’on doit sa nouvelle traduction, est « un roman comme une rivière en crue, qui quitte le lit du réalisme et même, semble-t-il parfois, celui de la prose ». Dans ce roman qui lui a valu le prix Pulitzer et qui, malgré les protestations de certains parents, est étudié dans nombreux lycées américains, la forme est utilisée pour accompagner le fond. Le verbe y a toute son importance. Il y a du sens, donc, à ce que sa réédition soit accompagnée d’une retraduction. Le challenge est de taille, car il s’agit d’ouvrir ce classique aux luttes actuelles, sans le dénaturer. C’est d’ailleurs ce que nous explique la traductrice dans une postface malheureusement un peu courte. Christian Bourgeois nous offre, donc, une belle occasion de lire ou relire un monument de la littérature dont l’engagement a été récompensée par le prix Nobel.