« Tropique du Cancer », un classique atypique

Titre : Tropique du Cancer
Auteur : Henry Miller
Editions : Folio
Date de parution : 10 novembre 2022
Genre : Roman

Personnalité sulfureuse du paysage littéraire américain, Henry Miller est né en 1891 et est mort en 1980. Son style est connu pour être une forme libre mêlant récit autobiographique, langage cru et critique sociale. Tropique du Cancer est une de ses plus célèbres œuvres. Nous nous sommes plongés dans ce roman écrit à Paris dans les années 30 et le moins que l’on puisse dire c’est que le voyage a été mouvementé.

Dès les premières pages de l’œuvre, on se dit qu’Henry Miller incarne tout d’abord un passé. Le tableau qu’il dépeint de Paris est en ce sens assez bouleversant. La pauvreté dans laquelle il résidait témoigne d’une ère où manger était un défi et les poux monnaies courantes.

La vie quotidienne d’un individu n’étant pas issu de la bourgeoisie ou de l’aristocratie est rude : syphilis, habitation insalubre, sans-abrisme. La dureté de cette vie est en plus renforcé par le style très direct de l’auteur qui se plait à dresser un autel au vulgaire. On devine également que certains passages ont été écrits sous substances, probablement la plus accessible et la moins onéreuse. Il y a une débauche, un libertinage, un anarchisme fièrement revendiqué.

Le triomphe de l’individu sur l’art

Miller nous fait part d’un pacte tacite passé avec lui-même : ne pas changer une ligne de ce qu’il écrira. Il déclare : « Perfectionner mes pensées ou mes actes ne m’intéresse pas ». Cette prise de position est vue par l’auteur comme étant le triomphe de l’individu sur l’art. Il dit d’ailleurs que la seule chose qui l’intéresse est de consigner tout ce qu’on laisse de côté dans les livres.

Il poussera son propos jusqu’à affirmer que cette œuvre ne sera pas un livre mais de la diffamation et de la calomnie. Ce qu’il définira comme « Un crachat à la face de l’Art, un coup de pied dans le cul à Dieu ». Dès lors, le principe créateur de l’œuvre sera d’être le plus authentique possible mais également, on le soupçonne, le plus subversif aussi. Il nous informe : « Je m’en vais chanter pour vous (…) Je chanterai pendant que vous crèverez, je danserai sur votre ignoble cadavre. »

Dès le départ, on pressent que Miller tente de déstabiliser un maximum, on le soupçonnerait presque de mettre à l’épreuve la volonté du lecteur. « Le monde est un cancer qui se dévore lui-même. ». Il nous témoigne ses pensées pessimistes mais également les pulsions sexuelles qui hantent son corps constamment. A la fin de notre lecture, nous gardons l’impression étrange de ne pas vraiment comprendre ce qui a été lu, tant le style est décousu et illogique.

Racisme et misogynie

Il y a toujours un risque lors de la réédition contemporaine d’un ouvrage classique de voir apparaitre une rupture fondamentale avec les valeurs de la société qui l’accueillera. Et quel plus bel exemple que cet ouvrage de Miller pour illustrer ce propos.

Il nous remet en mémoire une époque où les stéréotypes et les préjugés avaient la peau dure. L’extrait suivant parlera pour lui-même : « Tout Paris est Juif. Et pour l’amour de Tania, je me ferais juif aussi… Pourquoi pas ? Je parle déjà comme un juif. Et je suis aussi laid qu’un Juif. En outre, qui donc déteste les Juifs plus qu’un Juif ? ».

Ces propos délivrés dans un Paris des années 30 donne une sensation glaçante de ce qui s’ensuivra dans la décennie suivante et qui marquera à jamais les mémoires. Après les horreurs commises lors de l’Holocauste, comment ne pas être interpellé par ce racisme latent et systémique. C’est un état des lieux avant la catastrophe froid et funeste qui se dresse dans ses pages.

Une époque aussi où des combats importants allaient bientôt se mener. Dans cet ouvrage, la gente féminine est décrite avec des mots obscènes et méprisants. L’auteur raconte ses parties fines avec des prostituées, mais également avec des bonnes et des inconnues. Les femmes sont considérées comme des réceptacles à la semence de l’homme, totalement dénuées d’intelligence et d’intérêt.

L’attrait éprouvé par Miller pour les femmes est décrit en termes crus et vulgaires sauf lorsqu’il parle de celle qu’il aime. Alors tout change, le lexique s’allège, se fait plus poétique mais on ne sait si cet amour nait d’une dévotion sincère ou est uniquement une extension romanesque de son désir primaire et sexuel.

De part ces différences fondamentales d’expression et de considération, le choc culturel est immense et reflète une époque qui, je ne vous le cache pas, ne donne pas vraiment envie de s’y attarder.

Ces propos peuvent être entendable uniquement et seulement dans le cas où l’œuvre est considérée comme la photographie d’un instant du passé. Je dirais même que ce n’est que dans cette assertion que la lecture est possible.

Elle restera pour nous l’image surannée d’une époque révolue, celle d’une société d’entre-deux guerres qui possédait sa propre morale, ses propres codes et ses valeurs. Par ailleurs, il nous permet également d’entrevoir le long combat qui attendait les suffragettes pour faire émerger les Droits des femmes.

Tropique du Cancer est une œuvre particulière. Elle est la vision d’un artiste qui a souhaité aller au bout de lui-même, sans demi-mesure, ni consensus. L’apprécier ou l’aimer est définitivement bien subjectif tant sa singularité est prononcée. Parmi tous les tiroirs que contient la littérature, celui de Henry Miller n’est pas notre préféré mais il a le mérite d’exister et d’être le symbole d’un artiste qui est allé au bout d’une idée.