Photo / BRUT BXL; pleins feux sur l’Art brut sous toutes ses coutures

Jorge Alberto Hernandez Cadi, Sans titre, Vers 2015, Collage(carte postale colorisée, tirage argentique d'époque, coupure de presse, papier) et broderie sur papier, recto-verso, 34,5x24,5 cm, Collection Bruno Decharme, Paris.

Le Centre d’ART Brut et Contemporain La « S » Grand Atelier s’associe à Bruno Decharme, collectionneur et fondateur de abcd-art brut à Paris, pour proposer une série d’expositions et d’événements autour des multiples facettes que peut prendre la photographie brut. Etrangers (à priori) à la culture des beaux-arts, aux circuits marchands et aux tendances émergeant au sein des institutions et des musées, les créateurs et créatrices d’art dit « brut » proposent d’autres formes de représentations, singulières et surprenantes.

Intime, fantômes, espionnage, fétichismes et reconstructions

Au Botanique, l’exposition présente son corpus à travers quatre grands thèmes : « Journaux intimes/journaux du monde », « Le corps, cet étranger », « Les jeux à deux » et « Anthologies : esprits et fantômes ». Réseaux labyrinthiques dans lesquelles temporalités et significations se superposent, fragmentations corporelles et hybridation, mise en scène érotiques trahissant un fétichisme ou une angoisse indicible, créations énigmatiques traversées de spectres… Certaines œuvres semblent témoigner d’une tentative d’exorcisme, d’autres d’un jeu ou d’une re-création nécessaire à la constitution d’une image de soi comme du monde. Inquiétantes, drôles ou déroutantes, ces créations n’ont pour la plupart rien à envier, au niveau du fond comme de la forme, aux œuvres réalisées intentionnellement dans une démarche artistique. Le musée Arts & Marges propose quant à lui les créations résultant de la collaboration entre le photographe Vincent Beeckman et les résidents du centre de psychothérapie « La Devinière ».

« Si tu n’viens pas j’te scalpe » a ainsi pour cadre l’ancienne ferme située en périphérie de Charleroi qui tient lieu aussi bien de centre que de vie pour ses habitants. Beeckman cherchant à éviter la relation à sens unique entre le photographe et son sujet, il participe à la vie du centre et tissent des liens avec ses résidents. Trois d’entre eux, Éric, Jean-Claude et Vincent, déploient ainsi des installations inédites faisant écho à leurs actions de construction et de déconstruction favorites. Un ouvrage témoignant du récit construit ensemble, mêlant séquences photographiques et extraits du journal quotidien du photographe, a également vu le jour.

Jorge Alberto Hernandez Cadi, Sans titre, Vers 2015, Collage(carte postale colorisée, tirage argentique d’époque, coupure de presse, papier) et broderie sur papier, recto-verso, 34,5×24,5 cm, Collection Bruno Decharme, Paris.

Sauver les humains d’eux-mêmes

Le musée Arts & Marges expose également le travail pluriforme de Jean-Marie Massou. Vivant en ermite dans la forêt du Lot depuis les années 70, celui-ci a acquis une connaissance très fine de son environnement.  Se sentant investi d’une mission, il creuse d’innombrables galeries, grave et déplace les rochers, tout en cherchant les traces d’une cité extraterrestre souterraine.  Préoccupé par les catastrophes écologiques, les guerres, la surpopulation et la maltraitance des femmes et des enfants, il enregistre sur plus de 700 cassettes audio des chansons, des complaintes et des romans sonores dans lesquels il tente de transmettre ses solutions pour le salut de l’humanité et l’évitement de l’Apocalypse. Il documente également ses rencontres et ses réflexions quotidiennes, tel un journal de bord. Massou s’enregistrait parfois dans ou au-dessus d’une citerne dont il appréciait la résonance particulière, et même développait une pratique d’enregistrement avec plusieurs magnétophones. Suite au décès de sa mère, il s’attelle à la fabrication de « personnages-amis » à partir de collages de photos de chanteurs et chanteuses, mais aussi de personnages de films et d’objets trouvés dans des catalogues. Plus tard, inspiré par le visionnage de films et de dessins-animés, il développe à partir de 2010 une pratique régulière du dessin et du collage, afin de consigner ses rêves prémonitoires dans des carnets.   Créateur polyvalent, c’était également un grand collectionneur ayant accumulé une quantité impressionnante d’objets. Fossiles, dvds, magazine, livres de sciences et insectes mis sous flacons se côtoyaient ainsi dans un vaste capharnaüm organisé.

Frontières floues et éthiques de la collecte

Tout en présentant un corpus très divers, les différentes expositions rouvrent également la question des frontières entre art brut et art contemporain, ainsi que les contradictions qui  surgissent dans les tentatives de différencier les deux pratiques. Barbara Safarova stipule qu’il existerait dans les œuvres d’art brut « un entrelacement saisissant entre l’histoire intime du créateur et l’histoire du monde, l’une étant indissociable de l’autre. » Mais cette manière de qualifier l’art brut n’est-elle pas symptomatique d’une volonté, de plus en plus remise en question, d’envisager les artistes et leurs travaux comme détachés du contexte dans lequel ils et elles évoluent et créent ?

Les sculptures de l’artiste polonaise Alina Szapocznikow, faites de plâtre, de résine, de gaze, de journaux froissés et de photographies, sont réalisées pour la plupart à partir de moules de son propre corps. Son processus de création a été fortement influencé par son internement en camp de concentration lorsqu’elle était adolescente, puis par son cancer du sein.L’histoire de l’art contemporain regorge d’exemples attestant que les artistes se sont directement – consciemment ou inconsciemment – inspirés de leur expérience personnelle et intime pour plusieurs, si ce n’est l’intégralité de leurs pièces. Il peut donc sembler curieux que, malgré la (re)découverte et la reconnaissance dont commence à bénéficier les artistes « brut »,  le discours entourant les œuvres d’art persiste à différencier les œuvres des artistes (voir les hommes des artistes), comme si être influencé par son histoire intime et les événements propres à son époque et sa situation était une spécificité des créateurs n’ayant pas d’intention déclarée comme artistique.

Pour finir, la question de l’éthique de la collecte puis de l’exposition publique de photographies initialement prises et destinées à rester dans l’intimité se pose. Une bonne partie de ces clichés étant anonymes, on ignore si les modèles y figurant auraient donné leur accord pour se retrouver dans un lieu d’exposition. L’aspect voyeuriste de la démarche saute particulièrement aux yeux dans le cas d’une série de photos et documents relatant de manière quasi-obsessionnelle la relation secrète entre un homme et son amante. Si les photographies sont singulières par l’absence évidente de mise en scène élaborée et la complicité entre le photographe et son modèle, on se demande si cette dernière (car c’est uniquement elle qui figure de manière reconnaissable sur les images) apprécierait de savoir que des clichés érotiques et nus réalisés exclusivement  pour son amant et dans un cadre intime  se retrouvent exposés à la vue de tous.

Une série d’expositions foisonnante, riche et diverse, qui mérite d’être abordée avec un regard critique.

 

  • Ou? :  Le Botanique, rue Royale 236, 1210 Bruxelles, Musée Art et Marges, rue Haute 314, 1000 Bruxelles, Tiny Gallery, rue de la Cuve 26,1050 Bruxelles et Centrale for contemporary art, place Sainte-Catherine 45, 1000 Bruxelles
  • Quand?  Du 24 novembre 2022 au 19 mars 2023, différents horaires selon les institutions
  • Combien? Différents tarifs possibles selon les institutions