« L’Île Rouge », la fin d’un monde

L’Île Rouge
de Robin Campillo
Drame
Avec Nadia Tereszkiewicz, Quim Gutiérrez, Charlie Vauselle
Sortie le 17 juillet 2023

Après 120 Battements par minute et les années Act’up, Robin Campillo continue de remonter le fil de sa vie pour nous emmener cette fois-ci en 1971, temps lointain d’une enfance passée sur une base militaire de l’armée française à Madagascar. Bien que l’indépendance de « l’île rouge » ait été proclamée en 1960, l’ancienne colonie vit encore très largement sous l’influence de l’hexagone, et le malaise qui en découle donne sa substance au récit. La grande force du film est de l’aborder à hauteur d’enfant : Thomas (double de Campillo donc), jeune garçon de huit ans sensible et rêveur, ne peut saisir pleinement les enjeux du monde des adultes, mais sa position privilégiée d’observateur curieux et discret lui permet d’en attraper des bribes. On est d’abord charmé par le portrait que le réalisateur nous dresse d’une petite communauté heureuse, ravie par cette existence insulaire de carte postale. Mais, progressivement, ce cadre idyllique sera contaminé par l’imaginaire romanesque du garçon (les aventures de Fantômette, que Thomas dévore, viennent s’incorporer à l’histoire) et par des détails subtils mais signifiants. Ainsi, en focalisant son attention sur les gestes, les textures et les sons, et par le recours régulier au gros plan et au ralenti, le cinéaste compose le tableau impressionniste d’une illusion coloniale vivant ses derniers instants. Car c’est bien de la fin d’un monde dont il s’agit ici ; celui d’un paternalisme retors particulièrement pernicieux – par ailleurs redoublé au sein du couple parental qui, lui aussi, décline. L’opération du long-métrage consistera alors à négocier l’évanouissement d’un monde au profit du surgissement d’un autre.

Dans un premier temps, et par une solide maitrise du hors-champ, Robin Campillo organise l’absence des autochtones, personnages invisibles dont l’existence n’est manifeste que dans les dialogues des personnages principaux. Avant d’orchestrer, dans un second temps, leur reconquête du cadre lors d’une scène magnifique et véritable pivot du film : la nuit, alors que des gardes armés surveillent l’enceinte de la base militaire, une jeune malgache s’avance silencieusement dans leur direction depuis le fond du cadre. Secondée par d’autres femmes qui entrent prudemment dans le champ, c’est bientôt tout le groupe qui, pareil à une assemblée de spectres, fond sur les militaires et envahit la base. On apprendra au détour d’une conversation que les assaillantes sont des prostituées excédées par des mauvais payeurs, faisant de ce conflit un symptôme direct du lien nauséabond unissant la métropole à son ancienne colonie. De cette mécanique vient aussi le reproche que l’on pourrait adresser à « L’Île Rouge », trop didactique dans un troisième acte qui délaisse la famille centrale pour s’intéresser à un couple entraperçu auparavant, qui incarne un peu trop nettement la relation toxique France/Madagascar. Le réalisateur resserre alors son intrigue sur une femme malgache qui enjoint son amant français à rentrer chez lui, avant de s’en aller saluer le retour de prisonniers politiques et de célébrer en chanson le vent de liberté nouveau qui souffle sur le peuple opprimé. Mais les coutures sont visibles, et en pêchant par volontarisme, Campillo peine à insuffler la charge politique visée à ce mouvement final. Néanmoins, on peut saluer l’audacieuse étrangeté qui consiste à absenter totalement les personnages principaux de la conclusion d’un film, pour la remettre entièrement aux mains de celles et ceux qui en furent jusque ici les exclu.e.s.