Le temps qu’il faut à un bébé girafe pour se tenir debout au Rideau de Bruxelles

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Texte de Stéphanie Blanchoud. Conception de Stéphanie Blanchoud, Laurent Capelluto, Diane Fourdrignier. Mise en scène de Diane Fourdrignier. Avec Stéphanie Blanchoud et Laurent Capelluto. Du 14 février au 25 février 2023 au Rideau de Bruxelles.

Le temps qu’il faut à un bébé girafe pour se tenir debout met en scène les personnages de Louise et Simon, un frère et une sœur adultes (lui se présente en répétant son âge de façon quasiment systématique : « Je m’appelle Simon, j’ai quarante-deux ans »), mais qui portent en eux les blessures encore vives de leur enfance. Cette enfance s’est déroulée sur un fond de violence conjugale dont leur mère était victime par leur beau-père. Elle a probablement définitivement pris fin lorsque la première a abattu le second de trois balles dans la tête. Depuis, Louise et Simon sont en partie restés bloqués dans une sidération et une détresse, doublées d’un sentiment de culpabilité. Chacun a réagi à sa façon. La première rend une visite hebdomadaire à sa mère en prison, en s’accrochant à certains repères rassurants comme le nombre de trous sur le trottoir (vingt-deux) ou la durée du parloir (quarante-cinq minutes) où elles n’échangeront que des banalités. Le second s’isole et se coupe de sa famille, quand bien même cette distance n’empêche pas ses insomnies ni ses angoisses.

La pièce propose une alternance intéressante entre deux propositions. D’un côté, des moments où nous plongeons dans l’enfance de Louise et de Simon et où nous revivons avec eux les scènes violentes auxquelles ils ont assisté et dont ils ont été victimes. Ils jouent et rejouent – comme des enfants – quelques scènes qu’ils ne comprennent pas et qui sont restées sans explication. Et ce, de façon presque tragique et dérangeante, ce caractère étant accentué par les accessoires qu’ils enfilent, les chorégraphies qu’ils exécutent sur de la musique entraînante et leurs sourires forcés même lorsqu’ils content un drame. Le silence de leur mère a pourtant toujours régné. Il est à peine comblé par la musique du compositeur Vivaldi qui vient clôturer chaque épisode de violence. Le déni est très présent : « Ça va aller, Maman va bien ». Elle dit qu’elle va bien même si elle est détachée d’elle-même au point de parler d’elle à la troisième personne. Elle dit qu’elle va bien même si ses mèches de cheveux restent collées à son front par du sang séché.

De l’autre, des moments où les acteurs répètent leur mise en scène. Ceux-ci sont parfois décalés et drôles. Cette sorte de décentrement permet de désamorcer quelques instants la charge émotionnelle du sujet. Pour autant, cette seconde dynamique n’est pas totalement distincte de la première. Le personnage masculin s’avère plutôt colérique et autoritaire (même s’il nie pouvoir porter de la violence en lui), quand le personnage féminin obéit et sort plus rarement de ses gonds. Ainsi, la pièce appelle également à une lecture en termes de genre.

Elle aborde le sujet de l’absence du père biologique et les familles monoparentales, dont les femmes se retrouvent souvent à la tête. Elle traite principalement du sujet des violences conjugales, dont les femmes sont majoritairement victimes. Celles-ci peuvent passer à l’acte, comme c’est le cas pour la mère de Louise et Simon, pour sauver leur peau ou celle de leurs enfants. Nous pensons par exemple à la française Jacqueline Sauvage jugée pour le meurtre de son mari de trois coups de fusil en 2012 après avoir subi des décennies de violences et d’abus sexuels par ce dernier. Une grâce présidentielle lui a été accordée en 2016. Enfin, la pièce souligne la façon dont c’est Louise qui porte la charge de rendre visite à sa mère chaque semaine. Il est bel et bien question du « care » (travail de soin) qui revient aux femmes dans une sorte d’évidence et sans grande valorisation. C’est d’ailleurs envers son frère que sa mère est plutôt reconnaissante, malgré le fait qu’il ne lui ait jamais rendu visite : « il est gentil ton frère, il m’a écrit une lettre ».

Finalement, Le temps qu’il faut à un bébé girafe pour se tenir debout pose aussi la question de la transmission familiale notamment à l’heure de devenir soi-même parent, du trouble causé par une enfance marquée par la violence, du lieu où demeure l’amour malgré tout et de la nature-même de l’amour. L’on pourrait espérer une progression dans la narration qui nous permettrait de repartir sans le sentiment d’un certain inconfort, mais peut-être est-ce là une façon de partager avec Louise et Simon une incompréhension qui demeure et qui demeurera toujours.