“La Chimera” ou l’impossibilité de comprendre l’incompréhensible

La Chimera
d’Alice Rohrwacher
Comédie dramatique
Avec Josh O’Connor, Carol Duarte, Isabella Rossellini
Sortie en salles le 3 avril 2024

On ne le répètera jamais assez, un bon protagoniste catalyse l’intérêt du spectateur. Ainsi, celui ou celle qui sera la porte d’entrée de l’histoire, en donnant un point de vue précis et incarné, apportera une teinte à la totalité de l’intrigue. Ou pour le dire plus trivialement, une bonne histoire portée par un mauvais personnage sera, sans doute, moins intéressante qu’une histoire franchement pas folichonne, mais dont le protagoniste est empreint de profondeur et d’humanité. Pour raconter son histoire de tombaroli, de pilleurs de tombe, Alice Rohrwacher a choisi la figure d’Arthur, un médium britannique récemment sorti de prison et cherchant à faire le deuil de sa fiancée disparue. Mais tout passionné d’archéologie qu’il est, il réintègre quasi immédiatement son groupe de pilleurs de tombe et profane encore et toujours d’anciens lieux sacrés étrusques.

Si l’aspect documentaire du film est intéressant tant le phénomène est peu représenté au cinéma, si ce n’est par Indiana Jones, et que la réflexion sur la misère de l’Italie de cette deuxième moitié de 20e siècle, obligée de se piller elle-même, est philosophiquement riche, le film pêche par une fiction assez linéaire et peu emballante. Et toute cette introduction n’est pas gratuite puisque le problème principal de la narration de La Chimera, est, comme bien souvent, le choix du protagoniste. Pourtant, sur le papier, Arthur répond au premier critère du rôle qu’il doit endosser : c’est lui qui a le plus de conflits. Sortant à peine de prison, coincé entre un groupe d’amis qui pourrait l’y faire retourner bien vite et une belle-mère en plein déni dont il vit aux crochets, obliger de piller pour vivre, mais ne voulant vivre que pour découvrir des sites archéologiques, Arthur ne peut qu’avancer en faisant des choix, le statu quo est impossible, c’est un véritable personnage principal.

Cependant, il ne répond pas à la deuxième injonction du protagoniste : être le réceptacle de l’empathie du spectateur. Il n’est pas forcément question de sympathie, le triomphe de la série Succession où tous les membres de la famille sont plus imbuvables les uns que les autres en est la preuve, mais véritablement d’empathie, c’est-à-dire la capacité à comprendre un personnage et, de fait, à ressentir une partie de ce qu’il ressent. Pour pouvoir provoquer cette empathie, il faut donc avoir une manière de penser intelligible, créer un lien émotionnel et rationnel avec le spectateur. Problème, Arthur est traité narrativement comme un messie, un être humain au-dessus des êtres humains. Par ses pouvoirs de médiums, il évolue dans une réalité qui n’est pas la même que les autres personnages, ou que le spectateur lui-même. Difficile de rendre accessible l’inaccessible. Le lien nécessaire qui doit se créer entre un protagoniste et son spectateur est bloqué par la figure messianique qu’il incarne.

Évidemment, il y a des moyens de contourner ce problème, le plus simple étant de laisser une certaine place à l’expression des sentiments et des émotions du protagoniste, via une voix off ou un personnage qui n’est qu’un prétexte à quelques lignes de dialogues révélatrices. Le traitement de Paul Atréides dans les Dune de Denis Villeneuve va dans ce sens. On rend accessible le messie, on déconstruit sa supériorité afin de le rendre aimable, au sens premier du terme. Cependant, même dans Dune, on est obligé de l’enfermer à nouveau dans sa tour d’ivoire pour lui redonner sa puissance christique (Paul change radicalement après avoir bu l’eau de la vie, et le rapport qu’on entretenait jusqu’alors avec lui va de même). Il semble donc quasi insoluble de rationaliser la pensée d’un Élu puisque, par définition, il ne perçoit pas le réel comme tout un chacun.

De manière assez contrintuitive, le moyen de contourner au mieux le problème d’accessibilité d’une figure christique est, sans doute, de ne pas essayer de le faire, en n’utilisant pas ladite figure comme protagoniste. En ne cherchant pas à rendre accessible le messie, il garde toute sa valeur et sa puissance, pendant que le spectateur tisse son lien émotionnel avec un personnage de son entourage, un personnage compréhensible, un véritable protagoniste. Ainsi, Amadeus laisse Mozart à distance et que nous passions notre film avec un Salieri qui vit le conflit intérieur d’une admiration telle qu’elle devient une jalousie maladive. Plus récemment, l’Elvis de Baz Luhrmann est, certes, le personnage central du film éponyme, mais laisse le rôle de protagoniste à son producteur, Le Colonel, qui jongle tant bien que mal entre la réussite commerciale de son poulain et la réalité de ses désirs.

Dans La Chimera, rien de tout cela n’est fait. Arthur ne communique jamais sur ce qu’il ressent, ce qu’il pense, sur sa manière d’aborder le réel. Il est à distance, inaccessible. Seulement, il est le seul à qui le spectateur peut se raccrocher. Regarder Arthur courir après ses chimères laisse donc assez froid, émotionnellement parlant. On ne rit pas, on ne pleure pas, on attend simplement de savoir ce qu’il va se passer sans pouvoir, réellement, comprendre ce qu’il se passe.