« Regarde », une épopée gémellaire ambitieuse

Titre : Regarde
Autrice : Marisha Rasi-Koskinen
Editions : Rivages
Date de parution : 6 mars 2024
Genre : Roman

Regarde. Glisse ton œil par le trou de la serrure. Marisha Rasi-Koskinen t’y autorise. À une condition. Celle de ne rien négliger. Dans la chambre, chaque détail a son importance. Même ceux qui se trouvent en arrière-plan. D’emblée, deux choses sautent aux yeux. La première est que Regarde se construit comme une déambulation à travers un espace, aussi architectural que littéraire. Des pièces comme des chapitres se talonnent. L’exploration peut se faire en respectant le sens de la visite. Ou pas. La seconde fait de Regarde un objet photographique. L’écriture produit des images sur lesquelles le lecteur est maître de la mise au point. Dans un cliché pris par un vacancier, duquel jaillit une montagne bordée par un fleuve, l’observateur aguerri découvre deux silhouettes indifférenciables. Cela pourrait bien être Nik et Cole.

Ils sont assis dans une penderie, gonflée par l’air chaud du dehors qui s’infiltre partout. Jusque dans la trame du coton et dans la laine des manteaux. La torpeur favorise les secrets. Cole révèle à Lucas le sien ; l’existence d’un frère jumeau caché parce que socialement inadapté. Nik. Le méchant double. Le diable sur l’épaule gauche. La version malfaisante de Cole. Par une marque de confiance donnée dans une jungle de velours et de vison, se scelle l’amitié de Lucas et Cole. Ils n’ont que 13 ans. Un âge en équilibre qui ne pose pas encore de limites à l’imagination. Ils se créent un espace dans lequel ils pourront sans cesse être ensemble, même quand ce n’est physiquement pas le cas. La chambre. Elle est impénétrable. Pourtant, ses fondations sont fragiles. Jalousie et trahison les menacent.

Leur amitié nous transporte. Jusque dans un autre pays. Dans une seconde partie du livre, plus agréable parce que plus constante, et dans laquelle se déploie vraiment l’écriture de Marisha Rasi-Koskinen, les contours d’une capitale à flanc de montagne se dessinent. C’est une ville qui n’est pas nommée, qui existe et qui n’existe pas. Elle se trouve en Europe de l’Est. On y parle notamment le russe. Il peut y faire très chaud ou très froid. Et pourtant, on ne nous dit jamais laquelle c’est, cette ville où la réalité semble se tordre. On s’y promène, avec l’étrange impression que quelque chose de dérangeant peut sans cesse s’y produire.

En somme, le terrain est vaste. Cole et Lucas se construisent, un appareil photo ou une caméra à la main. Ils regardent le monde du dehors, à travers un objectif. Et donc, le lecteur aussi. Regarde se lit comme un diaporama. Des selfies de touristes. Des portraits d’identité oubliés dans la bouche du photomaton. Des moments volés par une caméra de vidéo-surveillance. Marisha Rasi-Koskinen cherche à explorer de la manière la plus complète possible, l’omniprésence des images dans nos sociétés. Notre consommation est boulimique. Il y a les images qu’on capture frénétiquement, mais aussi celles sur lesquelles on ignore se trouver. Elle les observe sous toutes leurs coutures : l’arrière plan, le hors-champ, la définition et la mise au point. Mais elle s’entête à aborder d’autres questions aussi comme la gémellité, l’identité, l’urbanisme, le tourisme de masse indifférent à la précarité. Regarde est une illusion d’optique, kaléidoscopique. Et comme dans un escape game, soit vous trouvez la réponse par vous-même, soit vous rentrez ignorants.