« Evil Does Not Exist », le diable est dans les détails

Evil Does Not Exist
de Ryūsuke Hamaguchi
Drame
Avec Hitoshi Omika, Ryo Nishikawa, Ayaka Shibutani
Sortie en salles le 10 avril 2024

Tamuki et sa fille Hana mènent une vie modeste dans une commune rurale en bordure de Tokyo, rythmée par les aller-retours à la rivière et la découpe du bois. La mise en chantier d’un projet de « glamping » – mot-valise pour « camping glamour » – dans les bois environnants, échappatoire de luxe pour citadins fortunés, met en danger l’équilibre écologique sur lequel s’est bâti leur communauté.

Attraper le temps

La première heure d’Evil Does Not Exist est bouleversante. Hamaguchi y décrit patiemment le quotidien sobre de Tamuki, Hana et des villageois avec une attention toute particulière pour leurs gestes. Toute en ligne claire, sa mise en scène extrêmement raffinée mais jamais ostentatoire drape leurs actions banales d’une pureté inédite, nous donnant la sensation d’un voile qui s’ôterait de nos yeux pour la première fois. On pense à ce plan-séquence qui voit Tamuki fendre des rondins de bois avec précision, abattant inlassablement sa hache sans jamais manquer, avant de ramasser les bûches et de les empiler auprès de sa maison, pour finir par s’allumer une cigarette.

En plus de susciter l’émerveillement, cette minutieuse documentation du corps agissant des membres de la collectivité nous permet d’éprouver leur temps. Remplir des bidons d’eau de rivière, cueillir du wasabi sauvage, façonner des nouilles udon : autant d’activités incompressibles et dépendantes de la réalité concrète de cette nature qu’ils habitent humblement. Attrapant cette matière malléable par tous les bouts, le cinéaste joue aussi bien du mouvement que de la fixité, jusqu’à les harmoniser dans une très belle idée de cinéma : un travelling latéral balayant un groupe d’enfants jouant à 1,2,3 soleil, alternant cheminement et immobilité à intervalles réguliers.

Friction

Dans sa seconde partie, qui bénéficie de cette rigoureuse mise en place, les villageois sont confrontés à un duo de chefs de projet débarqués de Tokyo pour défendre les vertus supposées du « glamping » sur l’économie locale. Dans une longue scène de réunion, Hamaguchi distille un comique de langage qui faisait déjà mouche dans Drive My Car, entrechoquant ici le novlangue managérial aseptisé de ces cols blancs et le vécu empirique des habitants opposés à cette aberration environnementale.

Jouant jusqu’au bout la friction de ces deux mondes, le réalisateur envoie le duo retrouver Tamuki sur ses terres, dans l’espoir navrant de le rallier au projet. Bien que ridicules, ces deux personnages sont pourtant observés par le cinéaste avec la même attention et un soupçon de tendresse. Découvrant son mode de vie proche de la terre, les deux citadins ultra connectés, virevoltant de business calls en notifications Tinder, auront  leur épiphanie : fendant un rondin de ses mains (sans doute pour la première fois de sa vie), le cadre tokyoïte trésaille de joie comme un enfant et décide immédiatement de changer de vie.

A la faveur d’une bifurcation brusque et inattendue du scénario, le récit gagne soudainement une inquiétante étrangeté dans ses dernières minutes, à mesure que les personnages quadrillent la forêt pour retrouver Hana, disparue en rentrant de l’école. Un changement de ton qui permet au film de s’entourer in fine d’un parfum de mystère, du trouble épais qui fait les grandes œuvres, et de rappeler du même coup le caractère indomptable et profondément amoral de la nature.