Chaires baroques et pulsion narcissique avec Fuck Me au Théâtre des Tanneurs

© Diego Astarita

De Marina Otero. Avec Augusto Chiappe, Cristian Vega, Fred Raposo, Juan Francisco Lopez Bubica, Matías Rebossio, Miguel Valdivieso, Marina Otero. Du 29 novembre au 2 décembre 2022 au Théâtre des Tanneurs

La metteuse en scène argentine, Marina Otero, présente avec Fuck Me le troisième volet d’une trilogie. La scénographie baroque, déchirée par la passion propre à la mythologie latino, est appuyée par une bande sonore immersive, les six acteurs y sont impliqués à corps-défendants.

Dans cette pièce, le corps se fait objet, objet sexuel, objet artistique, objet scopique. Celui de la danseuse étant défectueux, il est présenté comme stérile, indigne d’intérêt. D’intérêt sexuel surtout, car c’est des instincts insatisfaits du bas-ventre que la narration tire son fil rouge. La musique hispanique, la vive palette des jeux de lumière et la chaire mise à nue forment l’éros fantasque qui anime chacun des protagonistes dans un mélange de beauté et de désespoir. Les contacts de la peau avec le plateau sont violents, la douceur est neutralisée pour laisser la puissance vitale manger l’espace théâtral et nous entraîner dans une chorégraphie qui éveille les sens. L’écran, espace intermédiaire, travestit le fictionnel en archives et dévoile la genèse des regrets qui génère la frustration créative de Maria. Cette structure en diptyque cerne les enjeux de la pièce : la question ontologique du vieillissement est un fait universel qui concerne majoritairement les femmes.

L’ignominie du sentiment d’impuissance lorsque le mental tourne vite, mais que le corps ne suit plus se fait tangible au fur et à mesure que la pièce avance. Avec auto-dérision, la metteuse en scène se proclame artiste narcissique déchue, n’ayant que des avatars masculins pour assouvir ses pulsions. Les limites de la bienséance sont caressées : si l’on est habitué à voir les attraits féminins mis en lumière sur le plateau, il est plus rare de mettre à nue l’anatomie masculine. Comme le précise Pablo II – le beau-gosse brésilien musclé elle est aussi l’objet de clichés raciaux et sexistes. Quelques monologues aux intonations militaires, nous laissent entrevoir les contours de la personnalité des danseurs leur caractéristique individuelle n’existe que pour servir l’ego de la metteuse en scène qui, une cigarette aux lèvres, le pied traînant sous la douleur dorsale, corrige en marâtre chaque détail du ballet. Augusto Chiappe, Cristian Vega, Fred Raposo, Juan Francisco Lopez Bubica, Matías Rebossio, Miguel Valdivieso sont impressionnants, dans la gestuelle et dans leur incarnation substantielle dans le groupe. Ils avancent en réponse à la carence d’un désir et selon le fantasme d’une jouissance phallique inassouvie. Pourtant, sur scène leur singularité artistique transpire malgré tout, grâce à l’ardeur omniprésente qui les habite. L’effervescence qui définit l’énergie de ce collectif repousse sans cesse les limites corporels, et nous propulse dans un élan vital : la libido contrainte est sublimée, pas dans le sens de l’art sauvera le monde, mais plus dans la transmutation des vigueurs.

Supportée par une esthétique sadienne, la nature accidentée et automatisée des chaires est incandescente. La dernière scène, tout en clair-obscur, évoque clairement Saló, 120 journées de Sodome. Une cagoule sur la tête, c’est en génuflexion, telles des bêtes de somme que les cinq Pablo se meuvent dans une ronde macabre dont la synergie tient presque du surnaturel. Malgré cette orientation sadomasochiste, la pièce définit moins un espace de cruauté qu’un réceptacle des asphyxies générés par les dogmes sociétaux, la puissance éclot de la dimension borderline qui imprègne le script. L’intention dessine les luttes de plusieurs fronts, celui de l’injonction à la jeunesse, de la manipulation des corps et de la précarité des hôpitaux, ce dernier point étant plus sous-jacent.

La scène de clôture joue avec l’étanchéité des frontière fiction-réel : la metteuse en scène s’engage dans une course cyclique effrénée – contre la montre ? – nous précisant que l’on peut quitter la salle si on le souhaite. La laisser courir seule, infligeant à ses blessures une potentielle résurgence, provoque un sentiment de malaise, néanmoins tempéré par la veine sarcastique qui caractérise la pièce.  Cette dernière injonction questionne le libre-arbitre et la façon dont nous disposons de nos corps face aux dictats moraux. Fuck Me, pièce jusqu’au boutiste, ne pourra laisser personne indifférent et fait scintiller le primat de l’art sur la fatalité biologique.