Après la répétition au Théâtre Les Tanneurs

D’Ingmar Bergman / Tg STAN, photo ©Dylan Piaser

Les 6 et 7 février 2015 au Théâtre des Tanneurs

Avec son téléfilm de 1984 Après la répétition, Ingmar Bergman explore les relations ambiguës entre un metteur en scène de théâtre et sa jeune comédienne : séduction, frustrations et exaspération sont au cœur de ce huis-clos drôle et cruel, qui témoigne de tout l’attachement liant le grand homme de cinéma et de théâtre aux acteurs, ces êtres touchants à l’ego impossible.  Henrik Vogler monte pour la cinquième fois Le Songe de Strindberg, et c’est désormais Anna, la fille de son ancien amour Rakel, comédienne écorchée et géniale ayant sombré dans l’alcoolisme et la dépression, qui interprète un des rôles principaux. Henrik et Anna se retrouvent un soir seuls sur le plateau : Anna s’interroge sur son rôle, évoque avec amertume sa mère, minaude un peu. Quant à Henrik, troublé par ses souvenirs de Rakel et son attirance pour Anna, il tente de maintenir sa position de metteur en scène rationnel, qui organise et contrôle le débordement émotionnel des comédiens. Derrière cet échange équivoque qui creuse l’éventualité d’une aventure amoureuse, on devine surtout que ces deux-là prennent un malin plaisir à jouer : après la répétition, le théâtre continue…

Le collectif flamand Tg STAN a monté en français leur version du film, qui a déjà été porté à la scène. C’est du Bergman : l’analyse des tours et détours d’une relation est subtile, les dialogues brillants, le rythme parfaitement maîtrisé. Chez Bergman, tout est toujours plus complexe : la lucidité veille derrière les élans sentimentaux, la conscience derrière les illusions. Ça ne fait que parler et on ne s’ennuie pas une seconde, ça ne traite que d’egos surdimensionnés et ça ne nous lasse jamais. Mieux : Henrik, Anna et Rakel nous touchent parce qu’on perçoit les craquelures derrière les poses, l’affection et le besoin d’amour derrière la coquetterie, des envies et des regrets très simples dissimulées sous le jeu sophistiqué du discours, sous les enfantillages et le narcissisme qui, parfois, nous irritent. Ils aimeraient bien, peut-être, jouer moins et vivre plus. C’est ce qui est si émouvant chez Bergman : l’amour pour les humains tels qu’ils sont, malgré leur noirceur, leur lâcheté, leurs failles et leur égoïsme. Il observe, décortique et exprime comme personne leur double-fond : ce qu’ils voudraient vraiment mais ne parviennent pas à vivre, ce qu’ils veulent dire et qui réussit jamais à sortir, les choses auxquelles ils ont crûes et celles qu’ils ont laissé se perdre.

C’est aussi du TG Stan, et le style très personnel de la compagnie donne à cette pièce un humour, une vitalité et une spontanéité qui nous entraînent loin de la lourdeur et de l’intellectualisme qu’on prête quelquefois au cinéaste suédois. Tg STAN aime le plaisir brut du texte et du jeu et privilégie un rapport direct au public. La confrontation de Frank Vercruyssen et Goergia Scalliet, a priori véritable alliance de contraires, donne à la pièce tout son relief : il est l’un des fondateurs du collectif flamand, qui revendique son goût des maladresses et du débordement et fait de la liberté des acteurs le moteur de la création ; elle est marquée par la Comédie Française, avec sa diction parfaite, son regard intense et son éblouissante aisance, quelle que soit l’émotion qui la traverse. Un tel contraste génère quelques heurts, qui rend la pièce encore plus émouvante et vivante parce que moins fluide, mélange de maîtrise et de relâchement : comme la vie, comme les relations, comme le souvenir. Chacun est charmé par la manière si différente qu’a l’autre, comédien ou personnage, de jouer, de donner et d’inventer ce qu’il est. On retient cet instant où le dialogue, qui n’en finit pas de ne mener nulle part, s’interrompt : Henrik et Anna se regardent, grimacent, et rient. Ça leur fait tellement de bien, et à nous aussi.

A propos Emilie Garcia Guillen 113 Articles
Journaliste du Suricate Magazine

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