« Joyland », fulgurances tragiques et sensuelles à Lahore

Joyland
de Saim Sadiq
Drame, Romance
Avec Ali Junejo, Alina Khan, Sania Saeed
Sorti le 28 décembre 2022

Dans une ville du Pakistan, à Lahore, vit une famille traditionnelle dont les membres prennent soin les uns des autres. L’architecture de leur maison est pittoresque, façon fenêtre sur cour, elle permet à chacun d’épier son prochain, jusqu’à se mêler de la sexualité du voisin. Dans ce petit monde où différentes personnalités se dessinent, le puritanisme apparaît comme une protection traditionnelle, le monde forain représente les tentations quand l’enclos familial représente les restrictions.

Le sang de l’agneau que l’on égorge pour l’Aïd ouvre le récit qui tanguera comme cette première image entre rituels pailletés et douleur vivifiante. C’est dans ce contexte ambivalent que Haider, beau jeune homme timoré est poussé à prendre sa place d’homme de famille en se trouvant un travail à la place de son épouse – Mutmaz – qui n’est guère réjouie à l’idée de rester à la maison. Ses proches l’imaginent dirigeant d’un cabaret quant en fait, il prête son corps maladroit à la compagnie des danseurs de Madame Biba, magnifique Alina Khan, actrice transgenre pakistanaise. Le corps est mis en lumière tout au long du film avec ses contradictions internes : celui le patriarche qui, devenu incontinent, perd peu à peu de sa virilité, celui de Madame Biba qui la contraint à naître homme et qui, imparfait, nécessite de nouvelles opérations ou encore celui de Mutmaz qui n’attire manifestement plus son mari et cherche du plaisir dans des activités voyeuristes. De ce décalage entre désir et réalité, née la conjoncture des séquences et la rencontre des protagoniste abrupte et sensuelle.

Attirés par le personnage androgyne qu’incarne sa patronne, c’est dans le scintillement de la chambre cosy qu’Haider et Madame Biba connaissent leur premier moment d’intimité, enclenchant un choc statique. On voit que ce personnage à la douce lâcheté aime les filles de caractère, autoritaire tant par leur charisme que par leur force mentale. Assignée à résidence, Mutmaz se sent trahie par son mari qui lui avait promis d’inverser les traditions en la laissant travailler, elle tombe ainsi enceinte dans un moment de grande dépression. Haider est tellement happé par sa passion naissante qu’il ne remarque pas l’état de haute tension de sa femme : ni ses signes de jalousie, ni la ronde désespérée lorsqu’elle joue avec les enfants, ni la bouteille suspecte et mortelle ne viennent l’alerter alors qu’il lui donne un dernier baiser plus fraternel que sensuel.

Saim Sadiq alterne entre moment de rire et de tristesse, les personnages sont habités d’une mélancolie résolue à laquelle vient se mêler à une soif de vie qui les poussent hors d’un cadre souvent claustrophobique. Malgré le folklore de la fête, les danses traditionnelles, ou les strasses les moments de joie sont teintés de tristesse ; la scène torride des deux amants se solde par une dispute, l’anniversaire des 70 ans du père sera également celui de la mort de Mutmaz, l’annonce de la naissance future d’un bébé se fait dans l’humidité des pleurs de Haider. Cette photographie à l’atmosphère après-fête met en images une jeune génération pakistanaise divisée sur l’observance des rites, l’éducation et le système familial.

Pas de morale à chercher dans ce conte lumineux où fermentent des sentiments d’amour et de mort, seulement une déconstruction purificatrice des corps et des mentalités, comme on le voit dans une dernière scène où la mer agitée vient laver Haider. Bien que le film ait remporté la Queer Palm au Festival de Cannes, ses enjeux dépassent la question du patriarcat et de la transidentité, ils questionnent la complexité des contradictions sociétales et inter-individuelles de manière universelle. Une pépite du cinéma pakistanais qui surprend autant par son scénario que par la construction de ses personnages même si, sous la pression des lobbies religieux, le film a été retiré dans ce pays.