Joker, chef d’œuvre complexe et sans complexes

Joker
de Todd Phillips
Drame
Avec Joaquin Phoenix, Robert De Niro, Zazie Beetz
Sorti le 2 octobre 2019

Qui aurait pu dire, en observant les déboires de la licence DC Comics au cinéma que le relèvement viendrait du plus célèbre anarchiste du Septième Art ?! Si Warner Bros aura mis du temps à comprendre ce qui fait la richesse de cet univers et de sa portée au cinéma, il semblerait que Todd Phillips soit venu donner une bonne leçon à la maison de production !

Dans cette approche moderne de la figure du Joker, Arthur Fleck (Joaquin Phoenix) est un vieux garçon fragile qui cherche à percer dans le monde de l’humour. Naïf, timoré et atteint d’une maladie l’amenant à rire nerveusement sans plus pouvoir se contrôler, celui-ci est sans arrêt victime du cynisme des autres. Mais il suffit d’une mauvaise journée pour que tout bascule…

Prenant pour base The Killing Joke (1988), le chef d’œuvre d’Alan Moore, Joker montre à quel point une mauvaise semaine ou une mauvaise journée peuvent impacter considérablement nos existences – comme l’avait déjà fait Joel Schumacher en 1993 avec son mythique Chute Libre.

Nonobstant, Joaquin Phoenix incarne un Arthur Fleck terriblement positif et persuadé que son tour viendra, comme le laisse entendre le leitmotiv musical du film. Arthur est en effet fasciné par un Talk-Show dont le générique est constitué par la chanson « That’s Life » de Frank Sinatra : « I’ve been a puppet, a pauper, a pirate, a poet, a pawn and a king. I’ve been up and down and over and out, and I know one thing : each time I find myself flat on my face, I pick myself up and get back in the race” [« J’ai été un pantin, un pauvre, un pirate, un poète, un pion et un roi. J’ai eu des hauts et des bas, et je sais une chose : à chaque fois que je m’écrase sur le sol, je me redresse et je reprends la course »].

Ainsi, face à la noirceur du monde, Arthur possède une innocence qui va peu à peu se voir écrasée, mais sera compensée par un optimisme sans failles qui amènera celui-ci à chercher à se reconstruire au lieu de se laisser abattre. Et c’est dans cette reconstruction qu’il donnera lieu à un potentiel nouveau et anarchique, dans lequel il choisit de rejeter les règles et les codes de notre société, trouvant ainsi un nouveau sens à sa vie.

L’histoire est en réalité terriblement moderne, à tel point qu’elle en devient angoissante, car Joker offre une analyse acerbe de notre société : là où le Joker de Jack Nicholson était devenu ce qu’il est en tombant dans un bain d’acide, c’est ici la société qui a créé Arthur Fleck trente ans plus tard ! La société l’aura ainsi mené vers l’individualisme le plus poussé, jusqu’à le contraindre à assumer sa folie. Dans cette logique, afin de faciliter le rapprochement avec notre réalité, Gotham City est ici bien loin des fantasmes gothiques de Tim Burton et s’apparente à une mégalopole américaine comme une autre.

Mais plus encore, là où dans The Dark Knight, le Joker était un anarchiste qui servait presque de soupape de sécurité à la société, le « Burn-out » de ce Joker est celui de ses contemporains. À défaut d’être une figure subversive et solitaire, le Joker de Todd Phillips s’apparente au joueur de flûte de Hamelin, capable de soulever des armées et de créer le chaos par sa seule présence. Rouage dans la machine de l’ordre établi, le Joker deviendra un symbole de la lutte contre les systèmes périmés, avant d’être porté par la foule comme le Christ porté au tombeau en attente de sa renaissance.

Dans cette optique, Joker est un film excessivement subversif car le spectateur s’identifiera sans peine à cet anti-héros qui personnifie un remède à la morosité de notre monde. Mais là où l’identification à Batman ou Superman peut sembler saine car ceux-ci défendent des idéaux sincères, l’identification à un maniaque clownesque est de nature à créer la polémique.

Au-delà de cette société acide, Arthur va également voir ses modèles le décevoir les uns après les autres. D’abord sa mère qui n’est pas si infaillible qu’il le pense, puis plus tard le présentateur Murray Franklin (Robert De Niro) qui le moquera publiquement. En voyant ainsi ses illusions s’éteindre et ses héros tomber, Arthur deviendra son propre référent, son propre modèle, et un anti-héros auquel la société peut s’identifier. Comme Œdipe, il lui faudra « tuer le père » et voir s’effondrer ses illusions, pour se reconstruire en tant qu’homme.

Les influences cinématographiques de Joker

Mais au-delà de ses qualités propres, Joker assume pleinement être l’héritier d’un univers septuagénaire et d’une longue tradition cinématographique. Avant tout, comme on pouvait trouver un hommage à Cesar Romero – le Joker des années 60 – chez Heath Ledger, Joaquin Phoenix ôtera lui aussi un masque de clown pour dévoiler son « vrai » visage au monde alentour, célébrant ainsi ses prédécesseurs.

Dans cette optique, on trouvera encore une référence majeure à The Dark Knight. Mais cette fois-ci, à défaut d’une transposition, nous aurons droit à une inversion ! Dans le film de Nolan, le Joker/Heath Ledger apparaît dans une voiture de police, assis du côté conducteur, sortant la tête pour profiter d’une liberté retrouvée. Dans cette version de Todd Phillips, le Joker/Joaquin Phoenix apparaitra lui aussi dans une voiture de police, mais du côté passager, enfermé derrière une fenêtre. Sa prise de contrôle sur l’intrigue n’a pas encore eu lieu, de même que son émancipation, et cette opposition de deux plans manifeste ainsi les similitudes autant que la différence dans le cheminement des deux Jokers.

Mais plus encore, Joker ira puiser plusieurs pans de sa construction chez Martin Scorsese et son film La Valse des pantins. La présence de Robert De Niro au casting du film de Todd Phillips n’est donc pas un hasard ! Dans La Valse des Pantins, De Niro jouait Rupert Pupkin, un jeune humoriste ridiculisé puis exploité par Jerry Langford (interprété par Jerry Lewis), un présentateur de Talk-Show célèbre et manipulateur. Cyniquement, De Niro est ici devenu aussi désabusé que Jerry Lewis avant lui et le cycle de la torture sociale se répète. Mais Rupert Pupkin et Arthur Fleck diffèrent dans la façon dont ils affronteront leur frustration.

Dans cette dynamique, une séquence hommage prendra place dans Joker, lorsque Arthur Fleck s’imaginera en plein interview avec son idole, comme l’avait fait Rupert Pupkin/Robert De Niro en 1982.

Au-delà de cela, le personnage de Murray Franklin (Robert De Niro) sert à montrer comment, sous couvert d’information, de divertissement et d’audiences, les médias n’hésitent parfois pas à détruire un être humain. Cette problématique était quant à elle visible dans l’excellent Network : Main basse sur la télévision de Sidney Lumet (1976) et dans les tout aussi célèbres Un homme dans la foule d’Elia Kazan (1957) et L’homme de la rue de Frank Capra (1941).

Quant à Joaquin Phoenix, ses attitudes physiques et sa négation de la réalité rappelleront sans peine l’époustouflant Machinist de Brad Anderson (2004), dans lequel un certain Christian Bale livrait une prestation brillante que Phoenix parvient ici à égaler. On pensera encore, à plusieurs égards, à Taxi Driver du même Scorsese que La Valse des Pantins.

La réalisation de Joker

Du point de vue de la réalisation maintenant, il convient de souligner l’extraordinaire travail effectué par Todd Phillips et ses équipes !

D’abord, Phillips jouera à plusieurs reprises sur la profondeur de champ, afin de détacher Arthur Fleck du cadre tout entier. Dans les plans où celui-ci se mélangera à la foule, il apparaitra ainsi en surbrillance, comme s’il ne parvenait pas à trouver sa place dans la multitude. Une fois réalisé en tant que Joker, cette surbrillance cédera la place à divers contre-plongées qui manifesteront l’ascendant pris par le personnage sur le reste du monde.

Mais surtout, Phillips saura alterner plans fixes et montage plus nerveux, afin de manifester l’alternance entre les angoisses d’Arthur et les moments où le protagoniste est apaisé. Ce faisant, à l’exception de quelques baisses de rythme, Joker possède une nervosité particulièrement impressionnante.

Enfin, le réalisateur recourra également beaucoup à la symétrie, tout en intégrant des lignes de fuite à l’image. Ainsi, l’une des premières séquences montrera Arthur couché dans une ruelle presque sans fin. Première chute dans la descente aux enfers du personnage, ce plan rappellera la ruelle dans laquelle les parents Wayne seront tués. Ainsi, traduisant l’état d’esprit d’Arthur, la première partie sera parcourue de nombreux plans symétriques, avant de céder la place à des angles de vue moins riches puis de revenir à la symétrie une fois le Joker accompli et stabilisé dans sa folie.

Dystopie ou pierre angulaire du DCEU ?

Joker situe son action en 1981. Au vu de la mode visant à établir des univers étendus, nous sommes donc en droit de nous demander si ce personnage pourrait un jour apparaître ailleurs ou si le film existe indépendamment de tous l’univers DC/Warner.

En faisant le calcul, Bruce Wayne devrait ainsi aujourd’hui avoisinner la quarantaine, ce qui le rapprocherait du Batman présenté dans Batman v Superman et Justice League. Et surtout, avez-vous remarqué les initiales du « héros » ? A. Fleck… Coïncidence ou clin d’œil sérieux à Ben Affleck ?

Chacun aura son interprétation sur la chose mais il est intéressant de noter qu’à l’inverse, à un moment de son intrigue, le Joker passera devant un cinéma projetant un film de Zorro. C’est justement après une projection de Zorro que furent tués Thomas et Martha Wayne. Sauf qu’ici il s’agit de Zorro, the Gay Blade [La Grande Zorro, 1981], une parodie dans laquelle Don Diego de la Vega est remplacé par Bunny, son frère jumeau efféminé. Cela pourrait alors indiquer que Joker se déroulerait dans un univers à part dans lequel le héros loufoque est devenu le Justicier de Gotham.

Quoi qu’il en soit, Joker est un excellent film porté par une réalisation maîtrisée de part en part et la prestation brillante de Joaquin Phoenix. Reste à espérer que le succès critique et financier soit au rendez-vous pour que Warner Bros comprenne que la force des licences DC se situe dans la qualité et l’artisanat : les Superman de Richard Donner sont aujourd’hui encore considérés comme des classiques, de même que les Batman de Tim Burton ou ceux de Christopher Nolan. L’univers étendu ne réussit pas à Warner/DC, mais pour peu qu’une vision artistique sous-tende les projets, les films DC Comics finissent souvent par se hisser au statut de films cultes. C’est indubitablement le sort réservé à ce Joker !