« Héroïne(s) », entre-deux et demi-mesure

© Vivien Ghiron

De Valérie Muzzi et Delphine Ysaye. Mise en scène d’Emmanuel Dell’Erba. Avec Delphine Ysaye. Du 14 mars au 13 avril 2024 au TTO.

Est-ce la forme ? Est-ce le fond ? Est-ce un peu des deux ? Dans Héroïne(s), Delphine Ysaye nous raconte une histoire du rock conjuguée au féminin. Chronologiquement, l’animatrice radio et comédienne incarne des grandes dames de la musique, de Big Mama Thornton à Courtney Love, qui ont, chacune à leur manière, subis des violences sexistes, qui ont payé, de leur présent ou a posteriori, le fait d’être des femmes.

La forme, donc, est inattendue. Il y a bien un fil rouge, mais qui n’est que vaguement thématique avec les personnages incarnés. Ainsi, « l’histoire » ne ressemble qu’à un prétexte à nous faire passer de figure mythique à figure mythique, tant et si bien qu’on a plus l’impression d’être devant une pièce de théâtre. Ce qui en soi est loin d’être un problème peut le devenir si la mission n’est tout à fait remplie. Que ce soit une conférence, une émission télé ou radio ou une vidéo YouTube de vulgarisation, l’axe de travail principal n’est pas tant la narration que l’information qui est diffusée. Si la forme est divertissante, alors, le message ne s’imprègnera que mieux, placere et docere. Problème, dans Héroïne(s), l’absence de véritable narration n’est pas rattrapée par un aspect didactique fort. Et c’est ici qu’on en vient à parler du fond.

Premièrement donc, l’aspect didactique. Si voir incarner sur scène quelques-unes des icônes du rock est intéressant de prime abord, on peut regretter qu’il n’en ressorte pas vraiment plus que ce qu’on s’imagine déjà du personnage : Janis Joplin est une camée qui aime le sexe, Courtney Love, une rebelle constamment enragée. Le juste milieu entre l’envie de jouer des figures aussi fortes et fascinantes et d’en apprendre vraiment sur elles ne semble pas trouvé. Cependant, le côté ludique de la pièce fonctionne et on prend du plaisir à voir reprendre vie tous ces personnages, on en apprend un peu, peut-être pas assez, mais on en apprend.

Ce qui pose, sans doute, plus question c’est cette fin de pièce où la vie personnelle de l’animatrice radio entre en contact avec la vie de ces femmes broyées par le système médiatico-musical. Le but n’est nullement, ici, de juger si l’histoire de la mère de notre comédienne et plus ou moins touchante que celles des stars précédemment citées. Il n’est pas non plus question de remettre en doute le fait que cette histoire personnelle dénonce une société patriarcale et misogyne de plus en plus critiquée, mais toujours bien présente. Le problème de cette histoire, c’est qu’elle dénote par rapport aux autres. D’une part, elle vient complètement casser la chronologie : après être arrivés jusque dans les années 90, on semble repartir dans le passé avec une esthétique proche de celle des années 70. Mais surtout, on change tout. La forme : Delphine Ysaye n’incarne pas sa mère, elle la raconte. Le genre : le ton devient dramatique là où on s’amusait devant les incarnations précédentes. Le type de violence aussi change. Dans cette histoire personnelle, on parle de violence directe, d’une personne sur une personne. Jusqu’alors, les violences subies par ces femmes étaient structurelles, morales, globales, tout l’inverse d’une agression physique.

Ce qui dérange donc, ce n’est pas l’histoire en elle-même, c’est le fait de la juxtaposer aux autres. Peut-être cette histoire mériterait-elle son propre seule en scène, peut-être que le fil rouge aurait pu mieux soutenir ce changement radical de narration, peut-être fallait-il plus accepter d’aller vers une représentation qui ressemble à une conférence ou une émission. Peut-être, peut-être, peut-être. Ni tout à fait satisfaisant, ni raté, Héroïne(s), laisse un peu sur sa faim tant la pièce ne semble pas avoir véritablement choisi quoi raconter et comment. Il n’en reste pas moins que le moment est loin d’être désagréable et que l’on en sort avec une sacrée playlist en tête.