Une femme invisible : dans la famille Aragon, je demande la mère !

auteur : Nathalie Piégay
édition : du Rocher
sortie : août 2018
genre : biographie

Pourquoi diable avoir eu l’idée d’écrire un ouvrage sur la mère de Louis Aragon ? L’autrice elle-même s’est posé la question à un moment creux de ses recherches. Elle a bien fait de poursuivre sa quête. Les diverses biographies consacrées à Louis Aragon ont pour sujet principal… Louis Aragon, naturellement. On y évoque sa vie, son œuvre, les courants idéologiques et artistiques auxquels il adhère, ses positions politiques et ainsi de suite. Si sa mère est mentionnée, ce n’est que de façon plus anecdotique.

Dans ce livre, Nathalie Piégay nous propose de découvrir Marguerite Toucas-Massillon. Derrière ce nom qui rappelle davantage une marque de cassoulet en boîte, se cache une femme au parcours atypique. Le choix d’éclairer Louis Aragon sous un angle nouveau – à travers le prisme de sa mère – est très enrichissant et confère à cette biographie un caractère authentique. Grâce au journal et aux correspondances de Marguerite, Nathalie Piégay retrace la vie d’une femme et d’une mère. Une belle opportunité pour les amateurs de l’un des géants de la littérature française du XXe siècle d’en savoir un peu plus sur lui et surtout de découvrir plus amplement une femme au destin digne d’une héroïne de Zola.

Marguerite est issue d’une famille bourgeoise. Son père Fernand Toucas est sous-préfet à Forcalquier et grand amateur d’oeuvres d’art. Lorsque, endetté et ruiné, il abandonne femme et enfants pour s’enfuir à Constantinople (nous sommes à l’aube du XXe siècle), sa femme, Claire Massillon, doit faire face à de lourdes difficultés financières avec quatre enfants sur les bras. C’est là qu’entre en scène Louis Andrieux, un député et ancienne connaissance de Fernand, qui vient en aide à la famille. Il ne fera pas qu’apporter son soutien mais aussi du déshonneur. Marguerite a changé, ce n’est plus une fillette et cela, Andrieux l’a bien remarqué. Bref, Marguerite met au monde un fils né de ses amours avec cet homme marié, père de trois grands garçons et déjà plus âgé que son propre père.

Mais il faut coûte que coûte sauver les apparences : l’acte de naissance du bébé sera trafiqué et le soi-disant fils des défunts (et fictifs!) Blanche Moulin et Jean Aragon sera adopté par Claire, la mère de Marguerite. Sitôt pondu, Louis Aragon devient donc le petit frère…de sa mère. Bien malsain tout ça. Pauvre Marguerite : privée de maternité, privée d’amour de sa mère qu’elle dégoûte désormais, mais aussi privée de l’amour d’Andrieux, ce vieux bonhomme pour qui elle se damnerait. Lui n’accepte de la dévergonder qu’en cachette à une époque où une jeune dame convenable ne pouvait s’agenouiller devant un monsieur plus âgé que dans l’unique but de l’aider à refaire ses lacets.

De l’humiliation, il y en aura et pour tout le monde. Pour Marguerite, amante secrète qui devra travailler toute sa vie pour aider sa mère, pourtant très ingrate et acariâtre. Mais aussi pour Louis Aragon que son père biologique a refusé de reconnaître et qui devra se contenter de l’appeler « parrain » lorsque ce dernier lui offre gracieusement le vieux matériel scolaire de ses enfants légitimes.

Cependant, ce que l’autrice met en lumière, ce n’est pas la misère psychologique d’une femme mais une  personnalité empreinte de courage et de générosité. Une femme aux desseins existentiels plus modestes que son fils, son Loulou comme elle l’appelait, mais qui n’a jamais baissé les bras et qui a continué à garder la tête haute en toutes circonstances.

Seul tout petit bémol : ce bel ouvrage sera parfait pour les amateurs d’Aragon qui y verront un complément à leurs connaissances. Par contre, il s’avèrera légèrement ardu pour les personnes n’ayant qu’une culture « aragonesque » sommaire. Au final, que vous connaissiez Loulou ou non, Une femme invisible est un livre qui vous donnera envie de lire ou de relire les œuvres de ce grand monsieur.