Au Jardin des fugitifs, une douce correspondance lourde de sens…

titre : Au Jardin des fugitifs
auteure : Ceridwen Dovey
édition : Héloïse d’Ormesson
sortie : 24 janvier 2019
genre : roman

Au Jardin des fugitifs relate la correspondance entre Royce, un riche mécène américain en fin de vie et Vita, une quarantenaire Sud-Africaine blanche qui a jadis bénéficié d’une bourse de Royce pour devenir réalisatrice de documentaires. Au fil de leurs mails, on recompose le puzzle de leurs vies respectives, empreintes d’un mal-être omniprésent. Pour Vita, la pierre d’achoppement de son existence réside dans la problématique de ses origines qui prennent racine dans un pays bouleversé par l’apartheid. Quant à Royce, il nous livre l’histoire de son grand amour de jeunesse pour une archéologue davantage passionnée par les vieux débris de Pompéi que par son amoureux transi. Ces deux êtres meurtris nous font voyager autant géographiquement qu’intimement dans les tréfonds de leur âme. Tout en finesse.

Ceridwen Dovey est douée à plus d’un titre. Tout d’abord pour nous entraîner dans les méandres introspectifs de cette histoire au ton incroyablement doux. On se sent comme bercé par les mots échangés dans cette correspondance entre les protagonistes, qui, malgré leurs divergences, sont des personnages extrêmement attachants qui se livrent sans filtre, avec lucidité et bienveillance.

Vous prendrez également plaisir à lire cet ouvrage pour son aspect fort bien documenté. L’auteure, elle-même détentrice d’un diplôme de réalisatrice de cinéma documentaire, nous offre quelques notions en la matière. Rassurez-vous, elle le fait avec parcimonie pour ne pas vous inonder de notions techniques soporifiques quant aux angles de vue et autres maniements de la caméra. Votre âme cachée d’Indiana Jones ne sera pas en reste non plus grâce au récit de la jeunesse de Royce. A l’époque, il n’était que l’ombre de la main voire du chien de Kitty, cette pétillante étudiante en archéologie qui l’a entraîné en Italie mais qui n’avait d’yeux que pour ce fameux Jardin des fugitifs à Pompéi. Pour rappel, c’est dans cet endroit que l’on a découvert plusieurs cadavres pétrifiés de personnes ayant été surprises par l’éruption du Vésuve en 79 après J.-C.

Autre aspect biographique présent dans ce livre : les origines de l’auteure. Tout comme son héroïne, Ceridwen Dovey est née en Afrique du Sud avant de partir vivre en Australie. Vita est Sud-Africaine dans l’âme, mais n’y a vécu que jusqu’à ses dix ans, sans avoir eu l’occasion de pouvoir militer pour la cause des Noirs. Toute la difficulté de son parcours tient au fait qu’elle se considère comme une terrible imposture : en tant que Blanche ayant émigré au pays des kangourous, elle n’estime pas disposer de suffisamment de légitimité pour filmer ni la douleur passée des Noirs, ni la situation chaotique actuelle des Blancs. Un no man’s land identitaire total qui pose question à beaucoup de gens à l’heure actuelle.

C’est également à travers le vécu de Vita que l’auteure tient à mettre le doigt sur cette culpabilité qui saute de génération en génération suite à la ségrégation imposée par le pouvoir blanc qui a opprimé la population noire jusqu’en 1991. Cependant, il ne s’agit pas d’un énième livre moralisateur, car les propos de l’auteure sont tout en nuances. En effet, elle aborde, une fois encore sans être scolaire ni ennuyeuse, les origines de l’apartheid et la manière extrêmement sournoise et manipulatrice dont ce régime a été mis en place pour que ce système de séparation finisse par gangrener les esprits et paraisse « naturel » à la population Sud-Africaine blanche. Cette culpabilité héréditaire est universelle et transposable à de nombreux événements sombres de notre Histoire.

Ne fuyez donc pas ce Jardin extraordinaire et plongez-y avec délice à la fois pour vous évader mais aussi pour méditer sur notre monde et ce qu’il deviendra si nous ne prenons pas la peine de nous poser les bonnes questions…