Alina Gorlova, raconter les choses selon sa propre grille de lecture

Quelques jours avant la projection de son film This rain will never stop, Alina Gorlova a eu la gentillesse de nous parler de celui-ci ; une discussion qui prend un sens encore plus fort après l’invasion de l’Ukraine jeudi dernier. Rencontre avec une réalisatrice engagée…

Le sujet de son film

Lorsqu’on lui demande pourquoi avoir choisi ce sujet, la réalisatrice évoque son enfance, elle qui dès son plus jeune âge a connu la révolution. Comment se représente-t-on l’Ukraine ? Qui sommes-nous ? Quelle est notre place sur la carte du monde?

L’Ukraine a dû lutter et mène encore un dur combat à l’heure actuelle pour que chacun reconnaisse son entière souveraineté sur son territoire national, et dès lors cela coule de source selon elle d’évoquer le sujet de la guerre dans ses films, celle-ci faisant partie de la construction du récit national.

En tant que représentante de la nouvelle génération de cinéastes ukrainiens, Alina insiste également sur le fait qu’après la révolution, beaucoup ont pris conscience que le cinéma ukrainien avait son propre style, sa propre histoire, détachée de celle de la Russie et de l’Union Soviétique et que par conséquent, il était important de le développer. Selon elle, chaque pays a son propre style, sa propre école et cette nouvelle génération a compris qu’elle pouvait développer des choses selon sa propre grille de lecture.

La guerre

Si la guerre est donc un thème récurrent dans le cinéma ukrainien actuel, la réalisatrice essaie de répondre à une question plus large, à savoir, pourquoi faisons-nous la guerre ? Alors que l’humanité est ensanglantée par de nombreux conflits, que l’histoire semble se répéter à chaque génération, Alina Gorlova nous dit que malheureusement, nul ne peut prédire où surgira le prochain conflit. Combien de fois l’histoire s’est jouée de nous nous dit-elle ? A la veille d’une troisième guerre mondiale, qui sait ce qui arrivera demain ?

Ses convictions

Pour la réalisatrice, la liberté est un bien fondamental et dès lors, il est important de ne pas nier aux autres le droit d’être ce qu’ils sont, peu importe leurs convictions philosophiques ou sexuelles, de laisser chacun exprimer ses attentes et ses désirs. La guerre n’est donc pas seulement une question de lutte pour des territoires mais se joue également sur le terrain philosophique entre conservatisme et progressisme.

La Syrie, l’Ukraine

Lorsqu’on évoque le personnage principal de son film, on peut se demander quel est le lien entre la Syrie et l’Ukraine. Pour Alina Gorlova, ce qui relie ces deux conflits, c’est la question des réfugiés. Ces gens qui ont dû quitter leur maison pour fuir la guerre, qui doivent traverser plusieurs frontières pour trouver un endroit sûr pour eux et leurs familles. Selon elle, le voir de ses propres yeux, dans son propre pays change l’attitude que l’on peut avoir envers ces populations.

Tourner en noir et blanc

Après avoir longuement discuté des thèmes évoqués dans son œuvre, nous nous attachons au côté visuel de son travail. Et la première chose qui frappe bien entendu est l’utilisation du noir et blanc. Selon elle, le but premier est d’unifier les espaces, de créer un lien entre eux, de montrer que la guerre n’a pas de patrie spécifique mais que c’est plutôt un phénomène que l’humanité répète encore et toujours. En un sens, c’est une guerre éternelle, une histoire sans fin. L’utilisation du noir et blanc, en plus de participer à l’élaboration d’un sentiment d’infini, montre métaphoriquement parlant à quel point la guerre et la paix sont liés, comme deux choses qui s’opposent.

La musique

Ceux qui ont vu son film peuvent témoigner du fait que la musique joue un rôle important dans l’élaboration de l’atmosphère particulière de celui-ci, raison pour laquelle nous avons demandé à Alina à quel point la musique était importante dans son projet artistique.

Elle n’a pas peur d’utiliser la musique dans son film, les prémisses du cinéma moderne étant le cinéma muet où un orchestre jouait dans la salle. Selon elle, un film ne se résume pas à une image, c’est un mélange de plusieurs éléments, comme le texte, la photographie, la musique… Les effets sonores mettant en exergue les différentes phases dans la progression du film, chaque élément étant caractérisé par une musique particulière. Le talent du réalisateur étant de mixer les éléments pour créer un décor sonore fluide, ce qu’a tout à fait réalisé Alina Gorlova dans This rain will never stop.

Le rôle de l’art en général

Alors que la guerre semble être un processus éternel et que la propagande pour attiser la haine et justifier les conflits est de plus en virulente, nous avons discuté du rôle de l’art en général et de la manière dont celui-ci pouvait lutter contre la désinformation et jeter des ponts entre les cultures.

Selon la réalisatrice, l’art ne peut évidemment pas stopper les bombes mais au moins, il peut servir à lancer un dialogue, entre les réalisateurs et les spectateurs et même entre les spectateurs eux-mêmes, ce qui peut résulter sur des choses positives. Mais il faut toujours faire attention à l’utilisation des œuvres et la manipulation de certains artistes à des fins de propagande, raison pour laquelle Alina Gorlova est fermement opposée à toute tentative de spéculer pour des raisons de relations publiques sur les tensions en Ukraine ou encore de placer des noms comme Poutine dans la communication afin que celle-ci recueille plus d’attention.

Bien entendu, ayant fait l’expérience de la désinformation et de la propagande dans l’est de l’Ukraine depuis 2014, elle est consciente de l’impact de celle-ci sur les esprits affirmant que la propagation de fausses nouvelles et la création d’une réalité parallèle est une des sources du conflit, une partie de la population croyant fermement en cette propagande.

Conflit de générations

Pour rebondir sur la question de la propagande, nous abordons également les conflits de génération et l’opposition entre ancienne mentalité soviétique et nouvelles idées qui sévit encore dans de nombreux pays de l’ancienne Union Soviétique.

Selon elle, ce genre de conflit n’est pas l’apanage d’un pays en particulier, des différences entre générations pouvant surgir partout et il est sain d’en discuter. Chacun a connu ce genre de situation dans sa famille où tous essayent de faire valoir leur point de vue, où des débats intenses durent des heures… Néanmoins, lorsqu’un autre pays décide d’intervenir dans la discussion par la force pour imposer son point de vue, c’est évidemment inadmissible.

Les projets en préparation

Si This rain will never stop faisait partie d’une trilogie sur la guerre, les thèmes abordés dans les prochains projets de la réalisatrice devraient encore évoquer cette problématique. Ainsi, elle souhaite travailler sur un projet appelé Héritage dans lequel elle analyserait comment l’humanité se transmet de génération en génération traumas et conflits, conflits pour lesquels ils ne sont pas responsables et traumas qu’ils n’ont pas subi directement eux-mêmes. Ce travail au long cours l’emmènera sans doute dans plusieurs pays mais devrait débuter en Afrique du Sud.