« À propos d’amour », dépatriarcaliser et repenser l’art d’aimer

Titre : À propos d’amour
Autrice : bell hooks
Editions : Divergences
Date de parution : 7 octobre 2022
Genre : Essai

« Notre culture en fait peut-être trop avec l’amour comme fantasme ou mythe fascinant, mais elle ne fait pas grand cas de l’art d’aimer »

Pour parler d’À propos d’amour, il convient d’introduire brièvement bell hooks* et l’ensemble de son œuvre. Essayiste, critique culturelle, universitaire et militante, cette intellectuelle américaine a eu un impact considérable sur plusieurs générations de féministes.

Pionnière et figure incontournable du black feminism, ses nombreux écrits restent étonnamment introuvables dans la langue de Molière et de Colette jusqu’en 2015. Cette année voit la sortie de Ne suis-je pas une femme ? aux éditions Cambourakis, trente-quatre ans après la publication du livre dans sa langue originale. La maison d’édition publiera par la suite son second essai De la marge au centre dans lequel l’autrice poursuit sa réflexion autour des lacunes des mouvements féministes du 20e siècle, et notamment leur incapacité à y intégrer les femmes noires et les milieux populaires.

Sa position d’outsider – elle est une femme racisée venant d’un milieu pauvre – au sein des universitaires lui permet d’identifier les angles morts de ces pairs, tout en promouvant une manière d’enseigner en rupture avec l’élitisme qui caractérise les universités.

En parallèle, les éditions divergentes publient d’abord Tout le monde peut-être féministe, puis le plus récent La volonté de changer – Les hommes, la masculinité et l’amour, dans lequel hooks s’attelle à démontrer que la construction de la virilité dans une culture patriarcale ne se fait pas sans dommages chez l’écrasante majorité des hommes. Décortiquant les sacrifices nécessaires et les pertes engendrées par la performance d’une masculinité définie comme nécessairement dominante et violente, l’autrice remet en question l’idée que le féminisme est une affaire de femmes et que les hommes n’auraient pas d’intérêt à y participer car ils ne tireraient aucun bénéfice d’une société plus égalitaire.

La réflexion concernant la nécessité d’inclure les hommes, en particuliers les hommes pauvres et/ou racisés dans le mouvement féministe était déjà amorcée dans l’ouvrage De la marge au centre et souligne l’avant-gardisme de hooks dans de nombreux sujets. Celle-ci a en effet abordé des questions liées à l’intersectionnalité avant que celle-ci ne soit formellement conceptualisée par Crenshaw et ne devienne un pilier de la pensée de la plupart des courants féministes. Mais elle est également l’une des premières à penser les différents types de masculinités et à souligner que « les hommes » sont loin de former un groupe homogène.

L’autrice nous a quitté en 2021 et laisse derrière elle un héritage considérable et stimulant, en plus d’avoir été une source d’inspiration pour de nombreuses féministes.

Si on peut regretter que ces ouvrages aient mis tant de temps à bénéficier d’une traduction, on ne peut que se réjouir de l’engouement que connaissent maintenant ces écrits en France et en Belgique.

Ce qui nous amène à la sortie de À propos d’amour (All about love).

Fluide et accessible, la plume de hooks se lit avec aisance, y compris pour les néophytes du sujet.

Hooks s’attaque ici à une thématique qui reste à ce jour peu considérée par les sciences humaines et la philosophie. Elle s’inscrit cependant dans la continuité d’une remise en question de l’essentialisation de certains concepts.

De la même manière que Gayle Rubin pointera le phénomène de naturalisation qui empêche de penser la sexualité comme un sujet historique, social et politique en affirmant que « La faim du ventre ne dit pas grand-chose de la complexité de la cuisine. », hooks entend décortiquer les enjeux de la construction de l’amour.

Elle considère ainsi que la capacité à aimer, ou plutôt à aimer correctement ne relève pas d’une pulsion innée mais bien d’un apprentissage. L’autrice souligne le rôle-clé que joue l’environnement familial, censé constituer le premier berceau de l’amour infaillible et inconditionnel. Très critique de cette vision qu’elle estime effroyablement lacunaire et dommageable, hooks souligne que « Tout le monde part du principe que nous saurions aimer instinctivement. Malgré les preuves du contraire, on admet toujours que la famille est la première école de l’amour.».

Hooks explique que cette négligence à adopter une éthique de l’amour participe largement à maintenir les individus dans un état de manque et donc à renforcer l’attrait du consumérisme. Elle évoque aussi la difficulté de développer des relations saines dans une culture de la domination qui pousse les individus à s’affirmer en perpétuant une oppression sur autrui.

L’autrice critique également le rôle des représentations dans la perpétuation de l’idée que les gens qui s’aiment n’ont pas besoin de se parler et se comprennent instinctivement. Selon elle, les médias de masse participent largement à diffuser le message dommageable qu’en savoir trop sur l’autre rend l’amour moins attirant.

Si l’affirmation de hooks reste effectivement valable pour la plupart des médias mainstreams, on peut néanmoins observer un changement bienvenu depuis le mouvement #metoo et les prises de conscience autour de la culture du viol omniprésente. Des séries comme « Normal people » (créée par Sally Rooney et Alice Birch) ont été acclamée notamment pour leur traitement de l’intimité en montrant des scènes de consentement verbalisé et sensuel. Le récit adapté du roman de Sally Rooney pointe également que c’est lorsqu’ils ne parviennent plus à communiquer que les protagonistes s’éloignent : la verbalisation est montré comme nécessaire au maintien de leur relation.

Plus récemment et dans un tout autre style, le complètement délirant et émouvant long-métrage de science-fiction « Everything, everywhere, all at once » des Daniels soutient que choisir la compassion et la compréhension plutôt que la violence, le jugement et le rejet, nous permettra de guérir des traumatismes intergénérationnel et d’empêcher le monde de sombrer dans le nihilisme. On peut y voir une amorce dans la direction de revalorisation de la communication entre les individus que hooks encourageait.

Pour l’autrice, « choisir d’aimer, c’est choisir de se lier- de se retrouver dans l’autre », et cela implique à la fois de surmonter sa peur de l’amour, car l’amour véritable dévoile des aspects de nous-même que l’on préférerait continuer à ignorer ou à masquer, mais aussi d’accepter l’interdépendance des êtres vivants et de renoncer au fantasme d’une union sans efforts.

Au vu des transformations qui ont actuellement lieu dans la culture populaire et les nouveaux désirs de changement qui émergent suite aux conséquences de la pandémie mondiale du covid, on peut espérer voir l’amour sain et sincère revenir au centre des stratégies de résistance constructives, comme le souhaitait bell hooks.

Résolument d’actualité, À propos d’amour vous donnera des pistes pour repenser et dépatriarcaliser l’amour, qu’il soit familial, amical ou romantique.

*L’absence de majuscule dans son nom de plume est le souhait de l’autrice.