« Tè Mawon », dans les méandres d’une dystopie caribéenne au bord de l’implosion

Titre : Tè Mawon
Auteur : Michael Roch
Editions : La Volte
Date de parution : 10 mars 2022
Genre : Roman

Le dernier livre de Michael Roch nous entraîne dans les sinuosités d’une mégalopole caribéenne futuriste, à la pointe de la technologie et emblématique d’un brassage culturel réussi. En apparence, Lanvil est un refuge et un modèle à suivre dans le monde entier.

A travers les regards croisés d’une poignée de personnages dont les liens nous échappent au premier abord, l’ouvrage nous emmène dans l’exploration de ses hautes-sphères (l’anwo) comme de ses bas-fonds (l’anba), tandis qu’un grand renversement semble sur le point d’éclater…

Propulsés in medias res dans l’histoire sans introduction à son univers, les lecteurs et lectrices peu avertis auront tôt fait de se perdre dans le labyrinthe hypertechnologique et multilingue que semble constituer Lanvil.

L’auteur a en effet choisi de privilégier uniquement des points de vue à hauteur humaine, nous privant d’une vision d’ensemble claire pendant une bonne partie de l’ouvrage. Il nous faut alors avancer à tâtons au sein des différentes strates de la mégalopole, grapillant ici et là les indices qui nous permettraient de cerner aussi bien la géographie du lieu que les enjeux primordiaux pour nos protagonistes.

Mêlant une pluralité de voix et de langages, la narration part du principe que nous sommes familiers avec le vernaculaire et l’environnement. La littérature dystopique a souvent eu recours à un personnage fraîchement arrivé sur les lieux dont la présence justifiait des explications, donnant l’occasion d’une introduction détaillée aux spécificités de l’univers fictif.

Ici, même le personnage extérieur à la cité en sait plus que nous et personne ne s’embarrasse de longs discours d’exposition pour nous mettre au parfum. Se déroulant ainsi de manière plus organique, le récit conserve sa densité et sa richesse, tout en maintenant une tension quasi constante. En résulte une sensation relativement étourdissante à la première lecture, qui peut s’avérer tortueuse. On se surprend parfois à se laisser porter par le rythme et la poésie des mots, sans toujours en comprendre le sens.

Certains passages relèvent en effet plus du déchiffrage et il faut savoir accepter de ne pas tout saisir du premier coup. Il peut donc arriver qu’on se sente laissé en plan par le texte qui, comme Lanvil, n’attend pas et progresse à vive allure sans se soucier de nous. De brefs épisodes s’avéreront plus compréhensibles rétrospectivement, à la lumière d’informations tardives, mais d’autres resteront dans l’ombre.

Le dénouement final surgit, un peu abrupt, et cet univers nous semble encore bien vaste et inconnu.

Reste la force de cette langue hybride et tourbillonnante qui parvient à nous atteindre malgré – grâce à ? – ces fragments moins accessibles.

L’absence de glossaire ou de traduction nous pousse à persévérer dans le décryptage, à deviner le sens des mots qui nous sont inconnus grâce au contexte et à leurs sonorités. La découverte des lieux se faisant à travers l’expérience directe des personnages, il émane des phrases une texture particulière, tantôt charnelle et viscérale, tantôt clinique et aseptisée.

Un roman inventif, audacieux et exigeant, qui mérite définitivement qu’on s’y plonge !

« Ils ont le nez large konsidéré les cales esclavagistes, les cheveux tressés konsidéré la pluie d’Afrique, ils savent d’où ils viennent, bolonm ta-la, de quel bois dur ils sont faits. Du bois flotté dans les années de misère, teknolojiké par les étoiles écrasantes de Lanvil, du bois ridé par la course effrénée de Lanvil, Lanvil konsidéré la mer qui monte plizanpli, Lanvil qui avale, qui laisse dans sa rob que des cadavres dans les sargasses, Lanvil qui laisse rien d’autre qu’une poussière de rouille à ceux qui survivent isi-ba, Lanvil qui n’attend pas, ki ka pa atann si ou rété bay douvan. »

« C’était moi, la main des kopò. On était les pioches, les pelleteuses qui ont creusé, qui ont krazé les mornes et les pitons, qui ont bu les rivières, mangé les animaux, pillé le sable des plages pour lever encore les immeubles et les ponts dans le boukan des images et des écrans, et les routes que Lanvil a tracées dans un sifflement sans fin de steamè, de CUB à VNZ. Il ne reste plus rien du Tout-monde. Nous avons tout rasé. Il ne reste que Lanvil. »