« Paradis », terre de chimères

Titre : Paradis
Auteur : Abdulrazak Gurnah
Editions : Folio
Date de parution : 14 septembre 2023
Genre : Roman

Un vent de conte souffle sur les montagnes mordorées de Tanzanie. Derrière ces collines que l’aube vient draper d’un voile violet, vivent des hommes blancs, dans leurs habits de fer. Des monstres qui n’ont besoin ni de nourriture, ni d’eau, ni de sommeil et que seul un coup de poignard sous l’aisselle gauche peut terrasser. Le monde de Yusuf regorge de loups-garous, de serpents et de goules, de femmes qu’on ne peut voir et d’autres protégées par un charme contre l’eau et les animaux. Autant de mythes qu’il n’en faut pour donner un sens à la violence de l’Histoire. Comme partout en Afrique, les richesses naturelles de la Tanzanie du XXème siècle exaspèrent les convoitises, d’abord celles des commerçants arabes puis celles des colons allemands.

Au milieu de ce capharnaüm géopolitique, un enfant. Un amateur de kipande qui croit que les bébés naissent dans les pénis et qui n’est jamais aussi heureux qu’en la présence de l’Oncle Aziz. Quand le marchand à l’honorable réputation débarque, escorté par ses musiciens et ses porteurs, embaumant l’air d’un parfum de cuir et d’épices, la famille de Yusuf l’accueille toujours avec la déférence qui convient à un homme de son rang. Le repas du soir d’habitude si peu satisfaisant se transforme en un festin dont même l’estomac le plus affamé ne pourrait venir à bout. On lui réserve le meilleur riz de Peshawar, des petits pains aux aromates et des épinards en sauce. Et avant de partir, il ne manque jamais de glisser, comme un secret, dans la menotte de Yusuf un petit sou, qui, pour l’enfant, représente une véritable fortune. Mais, un après-midi, de ceux qui font couler les larmes d’une mère, cet oncle qui n’en est pas un, s’est défait de sa splendeur. « Tu aimes bien les trains, n’est-ce pas ? » lui avait demandé son père. Et avant même d’avoir compris ce qu’il lui arrivait, Yusuf était devenu la propriété d’Aziz, le remboursement d’une dette familiale.

L’univers d’Abdulrazak Gurnah, qui lui a valu le prix Nobel de littérature en 2021, se trouve à la lisière de la fable, dans cet espace où la réalité se mystifie et s’adoucit sans s’altérer, où, pour reprendre les termes de l’Académie suédoise, prend forme une littérature « empathique et sans compromis des effets du colonialisme et du destin des réfugiés pris entre les cultures et les continents ». Il désapprouve sans condamner. Il raconte l’horreur avec des doigts de fée. Yusuf n’est pas Cendrillon. Son geôlier n’est pas sa marâtre. Il dort à l’extérieur, avec les chiens, mais le jour, il profite des mille senteurs d’un jardin tout de fleurs et de fruits. Il mange à sa faim pour devenir le garçon robuste qui, plus tard, accompagnera le Seyyid dans ses longues expéditions commerciales, à la conquête d’une Afrique Orientale burinée de légendes et de traditions. De légendaire, Paradis n’a pas que sa narration. Il y a aussi l’histoire derrière l’histoire, celle d’un écrivain plus connu pour ses recherches universitaires sur le post-colonialisme que pour ses romans à peine édités en français et depuis belle lurette introuvables, qui se voit, non sans surprise, distingué d’une des plus belles récompenses internationales pour son œuvre littéraire.