Champignac – Tome 4 – Les Années noires
Scénario : BeKa
Dessin : Etien
Éditeur : Dupuis
Date de parution : 26 septembre 2025
Genre : Histoire
Princeton, 1943. Le comte Pacôme de Champignac, savant émérite, se voit confier une mission des plus ambigües : espionner ses pairs afin d’identifier les sympathisants communistes. Rongé par le doute et la culpabilité, notre héros s’acquitte de cette tâche avec une maladresse toute morale. Lorsqu’il découvre que professeurs et étudiants disparaissent mystérieusement de l’université, il alerte Edgar Hoover, directeur du FBI, qui décide alors de l’envoyer à Los Alamos, au Nouveau-Mexique, où se trame l’un des chapitres décisifs de la Seconde Guerre mondiale (et de l’Histoire contemporaine) : la mise au point de la bombe atomique.
Paru récemment aux Éditions Dupuis, ce quatrième tome de la série Champignac entraîne le lecteur dans le cœur incandescent du projet Manhattan. Une plongée vertigineuse où la science se fait à la fois promesse et malédiction. Et quel meilleur guide pour cette aventure que Champignac lui-même, ce maître des champignons, pour introduire le plus funeste d’entre eux : le « champignon atomique » ?
Depuis Quelques atomes de carbone, le troisième volume, le duo BeKa — composé de Bertrand Escaich et Caroline Roque — a opéré un virage narratif notable, conférant à leur protagoniste une nouvelle dimension dramatique. Après avoir exploré des thématiques aussi fortes que le droit des femmes à disposer de leur corps, la contraception ou encore la mort qui peut en découler, les auteurs approfondissent ici le côté tragique de Champignac en dévoilant les « années noires » de sa vie, déjà esquissées mais demeurées jusque-là inexpliquées. Pris entre le spectre de son amour défunt et le poids de la responsabilité et du remord, le savant devient le témoin, malgré lui, de la naissance de l’arme absolue.
Ce quatrième tome se distingue par son ambition métaphysique. À l’instar du film Oppenheimer de Christopher Nolan, il interroge la frontière ténue entre la connaissance et la destruction, entre la foi dans le progrès et la perte d’humanité. Champignac y revêt les traits d’un Prométhée moderne, condamné à porter le fardeau du savoir qu’il a contribué à libérer. Comme l’a dit jadis Oppenheimer : « Maintenant, je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes », Champignac incarne la figure du savant coupable, celui qui, en arrachant le feu aux dieux, précipite l’humanité vers son propre brasier, sans pour autant qu’il en soit l’unique artisan ou même l’initiateur.
Au-delà de la portée philosophique du récit, Champignac s’impose comme une leçon d’histoire scientifique accessible et captivante, même si on peut lui reprocher certains raccourcis. Sous couvert de fiction, la série dévoile les zones d’ombre du XXᵉ siècle (pour l’instant, celles de la Seconde Guerre mondiale) et rappelle combien les dilemmes moraux des chercheurs d’hier résonnent encore aujourd’hui, à l’heure où nos sociétés s’interrogent sur les biotechnologies, le nucléaire civil, les robots autonomes ou encore l’intelligence artificielle.
Saluons également le trait d’Etien, dont le dessin conjugue avec brio élégance et expressivité. Après s’être illustré dans Les Quatre de Baker Street, l’artiste insuffle à l’univers de Champignac une atmosphère feutrée et presque picturale, où chaque case témoigne d’un raffinement graphique minutieux, travaillé jusque dans ses moindres détails. Il suffit d’ailleurs d’admirer la couverture de ce tome, ou celle réalisée pour l’hebdomadaire Spirou du 20 août dernier, pour mesurer l’étendue du talent du dessinateur français.
En résumé, Les Années noires confirme la légitimité de cette série dérivée de Spirou et Fantasio qui, même si elle n’en prolonge pas réellement l’esprit, lui permet de s’élever vers des territoires plus adultes et introspectifs. Un album fort, intelligent et bouleversant, qui prouve, si besoin était, que la bande dessinée franco-belge sait encore marier divertissement, émotion et réflexion.
À noter qu’une exposition consacrée à Etien se tiendra du 7 au 29 novembre à la Galerie Passerelle Louise, à Saint-Gilles. L’occasion idéale de plonger dans les coulisses graphiques de cette œuvre.