Le Crowfunding ou financement participatif [Reportage]

Le financement participatif (Crowfunding), un nouveau moyen au service de la création culturelle

Depuis quelques années, un nouveau concept a fait son nid dans le milieu de la finance: le crowdfunding ou, en français, le financement participatif. Il offre aux citoyens la possibilité de financer des projets qu’ils souhaitent soutenir. Pour nous en parler, nous avons rencontré Gilles Doutrelepont, un des initiateurs de Particit, la nouvelle plateforme de financement belge.

Une technique de financement moderne

La Commission européenne définit le crowdfunding comme « une forme de financement émergente et alternative qui met en contact direct ceux qui peuvent donner, prêter ou investir avec ceux qui ont besoin de financement pour un projet spécifique ». En réalité, une plateforme Internet sert le plus souvent d’intermédiaire : elle centralise des projets auxquels elle offre une visibilité en contrepartie du prélèvement d’un pourcentage sur les sommes nécessaires à la réalisation des projets. Aux Etats-Unis, les deux plus grosses plateformes sont Kickstarter, la plus populaire, et Indiegogo, plus flexible et internationale. En France, Kisskissbankbank, une plateforme généraliste, et Hellomerci, sa petite sœur, axée sur le micro-entreprenariat et le social sont avec Ulule, elle aussi généraliste, les plus connues. En Belgique, il existe des plateformes dédiées à l’entreprenariat (MyMicroInvest, AngelMe), à la musique (SonicAngel), au cinéma (FilmAngel) et désormais au domaine socio-culturel avec la plateforme Particit.

Le financement participatif est initialement un phénomène nord-américain, commente Gilles Doutrelepont. « Les Etats-Unis sont les précurseurs. Leur système de sécurité social étant beaucoup plus mince que ce qui existe dans les pays européens, ils ont depuis longtemps déjà développé des moyens d’entraide et de financement entre citoyens pour payer leurs études, couvrir les frais d’un accident de voiture, etc ». Par la suite, Internet, les paiements sécurisés et les réseaux sociaux ont donné une ampleur globale à un phénomène jusque-là relativement limité. La crise de 2009, qui a vu les banques réduire leurs activités de prêts, a également été un catalyseur. Selon une enquête de Massolution menée en 2013, rien qu’entre 2011 et 2012 le financement participatif a augmenté de 65% en Europe et la tendance n’indique aucun signe d’essoufflement. Au niveau mondial, le crowdfunding est en plein boum en Asie, en passe de devancer les Etats-Unis.

Des projets en tous genres

Le financement participatif permet de soutenir des projets de toutes sortes. À l’échelle globale, les trois domaines dans lesquels le crowdfunding est le plus utilisé sont : le secteur des affaires et de l’entreprenariat; le secteur des causes sociales et des ASBL, dont un exemple australien est le Food Justice Truck de l’Asylum Seeker Resource Center (ASRC) lancé sur la plateforme StartSomeGood et qui permet aux réfugiés d’acheter à des prix abordables des produits de qualité provenant de fermes ; et enfin, le secteur des films et des arts performatifs. Aux Etats-Unis, le film de Rob Thomas Veronica Mars (2014) ou celui de Zach Braff Wish I Was Here (2014) ont vu le jour grâce au crowdfunding. Plus proche de nous, le film de Dominique Smeets nominé cette année aux Magritte, Marbie, star de Couillu les 2 Eglises (2014), a également bénéficié d’un financement participatif. Néanmoins, il n’y a pas de limites aux types de projets finançables. Internet propose des florilèges d’initiatives incongrues que l’on recense souvent – surprise… – aux Etats-Unis. Des levées de fonds ont ainsi été menées pour produire le Grilled Cheesus, un grille-pain qui imprime le fils de Dieu sur les pains toastés ou pour fabriquer le Bug-A-Salt (lire bug-assault), un fusil permettant d’éliminer les insectes avec un chargement de sel de cuisine

À l’instar de Particit, l’idée première du crowdfunding reste toutefois de soutenir des projets avec une réelle valeur ajoutée dans des secteurs déterminés. « Nous nous concentrons sur trois grands secteurs d’activité : l’artistique (les arts et la culture), les médias (l’information et la journalisme) et le social (la citoyenneté et la solidarité) ». Mais, n’est-ce pas redondant des aides et des subsides qui existent déjà ? Pas vraiment, précise Gilles Doutrelepont. « Des projets sont parfois à la marge de ce qui est permis par les politiques culturelles souvent très définies. Or, il existe des initiatives multidisciplinaires, des projets qui touchent à des disciplines émergentes ou simplement des projets menés par des jeunes qui viennent de terminer leur formation ». Actuellement, Particit propose de soutenir diverses initiatives : Dans l’ombre, un documentaire sur le plus grand centre pénitentiaire de Côte d’Ivoire, les projets musicaux de Mr. Magnetik et Joli Coeur ou encore heArt!, un travail de recherche sur le cœur.

L’argent fait l’ambassadeur

En pratique, le financement d’un projet peut se faire selon trois modèles: sous forme de don, de prêt ou d’investissement donnant droit à des actions. Particit recourt aux deux premiers modèles et propose le don simple, le don avec contrepartie, le prêt avec ou sans intérêts, l’avance sur recette [1] et le pré-achat [2]. « Contenu du secteur auquel on s’adresse, nous ne sommes pas du tout dans une logique marchande, mais plutôt dans une démarche citoyenne. Nous ne cherchons donc pas à faire de profit ». D’ailleurs, comme dans le cas de Particit, le crowdfunding peut aller au-delà du simple soutien financier. « Initialement, nous sommes six dans l’asbl. Nous nous sommes en plus adjoints les services de deux professionnels de l’accompagnement de projets culturels et du ciblage de la publicité sur les réseaux sociaux. Puisque nous visons, entre autres, des projets novateurs ou des projets de jeunes professionnels, nous voulions assurer un accompagnement. Nous avons donc mis en place un système de parrainage et de partenariat qui permet à des institutions ou à des personnes physiques d’apporter une aide. Par exemple, un théâtre partenaire de la plateforme pourra offrir à un projet abouti une salle pour une avant-première ».

Dans le même ordre d’idées, une campagne de crowdfunding réussie ne se réduit pas à une campagne de communication rondement menée. « Le crowdfunding permet d’avoir une communauté autour d’un projet avant sa phase de création », explique Gilles Doutrelepont. « En amont, le crowdfunding est une étude de marché grandeur nature. Un projet ne présentant pas ou peu d’intérêt n’arrivera pas à rassembler la somme nécessaire pour se développer, car peu de personnes seront intéressées ». Les statistiques de Kickstarter révèlent en effet que la plupart des projets non viables restent en-deçà de la barre des 20% de financement, tandis que les initiatives qui l’atteignent aboutissent dans 80% des cas. « Ensuite, les gens croient au projet qu’ils financent : ils en deviennent eux-mêmes les ambassadeurs en en parlant autour d’eux, en les partageant sur les réseaux sociaux, en élargissant la communauté. Cela fait tache d’huile en terme d’impact. En aval, le réseau de partenaires culturels de Particit est une aide importante lors de la phase de diffusion du projet ».

L’introspection législative

Si le crowdfunding prend de l’ampleur, il reste un phénomène récent qui demande des ajustements juridiques afin d’assouplir les règles tout en limitant la fraude et les abus. C’est aux Etats-Unis que les premières adaptations de la loi ont été entreprises. Cela n’a rien d’étonnant puisque Obama lui-même a eu recours aux pennies from many pour ses deux campagnes présidentielles. Entre 2012 et 2014, les Etats-Unis ont approuvé et développé la mise en œuvre du JOBS (Jumpstart Our Business Startups) Act, une législation qui facilite les levées de fonds pour les petites entreprises et qui établit, entre autres, un cadre légal pour le financement participatif pour investisseurs.

De son côté, l’Europe ne veut pas laisser passer le train en marche. Intéressée par ce nouveau potentiel économique, la Commission Européenne réfléchit sur le sujet et envisage un label de transparence pour permettre au public de comparer les différentes plateformes, la législation n’étant pas encore harmonisée entre les Etats membres. En Belgique, il n’existe pas encore de législation spécifique au financement participatif. À l’heure actuelle, les plateformes de crowdfunding belges sont régies par la FSMA (Autorité des services et marchés financiers) sur la base de précédentes législations.

Sans entrer dans les détails juridiques, que se passe-t-il si le projet que l’on soutient sur Particit n’aboutit pas ? « À différents endroits du site, nous insistons sur le fait que l’investissement implique un risque variable ». La plateforme fonctionne en effet selon le principe du « tout ou rien »[3] qui est à ce stade recommandé par les autorités de contrôle. « Si au cours d’une période donnée de maximum cent jours le projet ne récolte pas la somme escomptée, alors le porteur de projet ne reçoit rien et les personnes qui ont donné sont intégralement remboursées. Au contraire, si le porteur de projet atteint la somme, il s’engage à faire tout ce qui est en son pouvoir pour réaliser le projet ». Pour autant, atteindre la somme visée ne garantit pas le risque zéro. « On n’est pas à l’abri d’un accident, même de bonne foi. Un projet culturel ou artistique court par définition le risque de ne pas aboutir. Alors, à moins d’une erreur délibérée ou d’un vol déguisé, l’argent du citoyen est perdu ». Cependant, dans le cas de figure d’un échec involontaire, la notion même d’échec est relative, car « cela a permis au porteur de projet de se former, de faire une erreur, mais aussi de progresser dans sa carrière. » Finalement, « le risque existe tant pour le porteur de projet que pour la personne qui contribue à un projet ».

Et en termes d’éthique, peut-on se retrouver à financer malgré soi un projet qui ferait l’apologie du racisme, de la xénophobie, etc. ? « Il n’y a pas de sanctions prévues pour cela. La ligne directrice de Particit est de ne pas intervenir dans le contenu des projets que nous proposons. Cela n’aurait pas de sens et serait une forme de censure. Par contre, nous avons clairement définit ce qui rentre dans la ligne de la plateforme et nous décidons de ce que nous y exposons ou pas. L’étape du choix est importante et constitue une limite. D’un autre côté, les personnes qui prennent la peine de développer un projet en ayant recours à une plateforme citoyenne ont en principe un sens relativement développé de la vie en société et ne sont pas orientés vers des idéologies déviées. Mais c’est vrai qu’un accident peut arriver ». Puis, comme le fait remarquer Yancey Strickler, un des fondateurs de Kickstarter, « pour vendre quelque chose de manière frauduleuse sur eBay, il faut seulement tromper une personne. Sur Kickstarter, il faut en tromper quelques milliers ». Comme dirait Emile, « on ne peut pas tromper une personne mille fois… si, si on peut tromper mille personnes une fois… euh mille fois […]» (La Cité de la Peur).

L’appel au public

On nous l’a assez dit, le Belge aime la bière, les frites et… l’épargne. Le public belge n’est-il pas trop timide pour adopter le crowdfunding ? Gilles Doutrelepont est confiant. « C’est vrai que le Belge épargne beaucoup, mais il donne aussi. On le voit notamment dans les dons aux œuvres caritatives ». D’autres se demanderont aussi si le crowdfunding n’est pas une sollicitation de plus pour ouvrir son portefeuille en période de crise ? « La crise a sans doute un impact global sur les dons et une fois passée, les gens auront peut-être plus de moyens ou plus de facilité à donner. Pour autant, actuellement nous ne constatons pas de réticence particulière ».

Sur un plan plus abstrait, le financement participatif pose aussi question, particulièrement dans le domaine culturel. En 2000, Jacques de Pierpont de Classic 21 ne mâchait pas ses mots à propos des amateurs de musique : « […] la grande masse du public radio n’aime pas écouter ce qu’il ne connait pas. C’est triste mais c’est comme ça. On peut accuser les médias, mais à l’autre bout de la chaîne on peut accuser le public d’être ronronnant, et de se précipiter à 60 000 à Werchter pour voir Pink Floyd, qui n’est plus que l’ombre de lui-même ». Sommes-nous tous des moutons de Panurge ? Est-ce encore possible de surprendre le public ou de l’amener vers d’autres rivages s’il choisit lui-même ses productions culturelles? Là encore, Gilles Doutrelepont se veut optimiste et opte pour une attitude pascalienne. « Un des paris de la plateforme est précisément de soutenir la diversité culturelle en proposant des projets particuliers, novateurs et atypiques. Créer une œuvre, un projet culturel quel qu’il soit et qui ne déboucherait sur aucun public, cela n’a pas de sens. Mais ça ne veut pas dire qu’il doit déboucher sur un public de masse ; cela peut être une série de publics de niche. C’est notre devoir d’essayer de favoriser l’émergence de projets qui s’adressent à des publics spécialisés et à orienter les porteurs de projet vers les communautés intéressées. C’est un pari sur l’avenir ».

Le politiquement correct

En Europe, les mots « austérité », « coupes budgétaires » et « mesures d’économie » sont partout. Au milieu de ces termes devenus polémiques, le financement participatif peut-il échapper à la métaphore du mastic qui colmate les manques des politiques publiques ? Gilles Doutrelepont conteste : le crowdfunding est « avec » et pas « à la place de ». « D’un côté, le budget octroyé par les pouvoirs publics peut ne pas couvrir l’intégralité des besoins nécessaires à la réalisation d’un projet et pousser le porteur à chercher des soutiens complémentaires. D’un autre côté, le fait d’avoir eu une première aide des pouvoirs publics est symbolique, elle crédibilise le projet. À l’inverse, quelqu’un peut aussi ne vouloir dépendre d’aucun pouvoir en place et jouir d’une totale liberté. Cela dépend du porteur de projet, de la manière dont il conçoit son travail et de la discipline dans laquelle il est actif ».

Finalement, au-delà des craintes initiales, nombreux sont les professionnels et les citoyens qui voient dans le financement participatif de nouvelles opportunités. Si le phénomène s’est développé en réponse à certaines failles des systèmes de financement traditionnels, il est bien plus que cela. Son potentiel est énorme, tant pour ceux qui veulent développer un projet qui leur tient à cœur que pour ceux qui ont à cœur de voir un projet aboutir. Gilles Doutrelepont insiste, le crowdfunding est plus qu’une histoire de sous, particulièrement dans le domaine socio-culturel. « Il y a un côté émotionnel. Pour poser l’acte de faire un don, il faut être touché personnellement par un projet et y croire. L’intérêt et l’attention vont au-delà de l’argent ». Comme quoi, l’argent ne fait pas le bonheur ni la culture, mais il y contribue. Et c’est déjà pas mal.

http://www.particit.com/

[1] Un prêt qui est remboursé avec les bénéfices éventuels retirés du projet.
[2] Un don qui sert à payer l’objet du projet, pour autant que ce projet se réalise.
[3] Aux Etats-Unis, Kickstarter fonctionne selon le « tout ou rien ». Cependant, d’autres plateformes comme Indiegogo utilisent des levées de fonds flexibles (flexible funding) : le porteur de projet reçoit l’argent des donations au fur et à mesure, sans aucune possibilité de redistribution si la somme finale n’est pas atteinte. Les deux méthodes sont valables et dépendent du choix du porteur de projet. Néanmoins, plusieurs spécialistes ont souligné le sentiment d’urgence provoqué par le « tout ou rien » qui incite les gens à compléter la somme avant l’expiration du délai.

 

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