La Llorona de Jayro Bustamante, “une mère Terre qui pleure ses enfants disparus”

Le cinéma guatémaltèque compte une nouvelle perle dans son répertoire limité et qui ne demande qu’à s’étendre : La Llorona de Jayro Bustamante, en référence à une légende connue dans toute l’Amérique latine.

Il est de ces découvertes qui marquent. Celle d’un film, celle d’un combat. La découverte de la démarche de Jayro Bustamante et de son équipe en est. Militant activement en faveur des progrès sociaux au Guatemala, se servant de ses films comme outils de dialogue et de sensibilisation, si Bustamante arpente le continent européen, c’est sans quitter son pays des yeux – animé par l’envie de faire avancer un peuple divisé suite à une histoire nationale difficile.

La Llorona clôt un triptyque entamé par le cinéaste il y cinq ans. Les trois films abordent chacun une des pires façons d’insulter quelqu’un dans son pays d’origine : indien/indienne (Ixcanul), homosexuel/homosexuelle (Temblores, Tremblements en français) et communiste (La Llorona).

Du genre du réalisme magique, ce huis-clos aquatique décrit les temps mouvementés vécus par la famille d’Enrique Monteverde, un ancien général d’abord condamné pour actes génocidaires avant d’être acquitté. Le peuple infatigable réclame justice à la porte de la maison dans laquelle ils se réfugient. Le comportement démentiel du général pousse le personnel de maison à quitter rapidement ses fonctions et une nouvelle employée entre en scène. La nuit, quand les cris de la foule se taisent, ce sont les pleurs de la Llorona qu’entend Monteverde. Seuls les coupables l’entendent…

Si le scénario s’inspire de l’histoire vraie d’Efraín Ríos Montt, ancien général et ex-président génocidaire ayant fini sa vie en toute impunité, l’intérêt de Bustamante pour Montt et sa famille s’arrête là. En 36 ans de guerre civile, 250 000 personnes sont mortes, 40 000 disparues et 100 000 déplacées. C’est durant la présidence de Montt, entre 1981 et 1983, qu’a coulé le plus de sang… celui de civils mayas. Le “terme” génocide n’a jamais été officiellement prononcé et la société guatémaltèque demeure encore aujourd’hui très divisée.

Bustamante transforme la Llorona, originellement pleurant ses enfants qu’elle a elle-même tués, déchirée par la culpabilité. Il en fait une figure déterminée, évacue son aspect filicide et par là-même le côté misogyne et moralisateur de la légende.

Reconnu internationalement, le cinéaste livre une “oeuvre à la réconciliation”. Rencontre avec un réalisateur militant qui a encore tellement de contributions à apporter et d’ennemis à se faire.


“Sans justice, il n’y a pas de paix.” La Llorona est présentée comme une justicière pour le peuple Maya Ixil dans votre film. Et elle apparait avant tout comme un esprit vengeur. Dans quelle mesure justice et vengeance sont associées pour vous ?

Je ne pense pas que ce soit une âme vengeresse. Je ne sais pas comment on pourrait venger un génocide. Pour venger un génocide il faudrait que l’on tue votre peuple. Je ne sais pas si la vengeance à une résonance. Évidemment que la vengeance fait plaisir à l’être humain qui a été tellement confronté à l’impunité, donc je comprends qu’on l’associe. Dans le cas d’une société où la justice ne marche pas, où l’État ne fait pas son travail, on a toujours besoin de ce type de réalisme magique, de figures de l’au-delà, de religion, de psychomagie et de tous ces éléments qui viendront selon nous à un moment ou à un autre rendre cette justice qui ne nous a jamais été permise. Et je continue à utiliser le mot “justice” parce que je pense qu’il y a de ça, dans un sens.

Dans un autre, je pense que quand on a commis un acte aussi grave et quand on a été le responsable d’une horreur si immense, même si on se crée une mythologie sur soi-même en disant “Je suis un héros, je l’ai fait pour la patrie”, il y a quand même une culpabilité qui au fond de soi commence à nous manger.

Le pire c’est que cette culpabilité, on peut la donner en héritage à sa famille. On a aussi travaillé sur le fait que la Llorona n’est peut-être jamais venue dans cette maison. Peut-être que c’est simplement une espèce de folie commune à cette famille enfermée qui se pose des questions. Comment confronter mon père qui est un génocidaire et capable de faire disparaitre 200 000 personnes ? Je ne peux pas, évidemment. Comment confronter mon mari, mon grand-père, mon patron ? Toutes celles qui sont enfermées dans cette maison du mal ne peuvent pas affronter la personne qui a amené la maladie dans cette famille. Je me suis dit qu’à la fin c’est peut-être leur propre culpabilité qui finit par rendre justice. Et ce n’est pas de la vengeance parce que cette justice vient d’eux-mêmes.

On est dans le fantastique. L’ex dictateur qui m’a inspiré le film, lui, est mort dans l’impunité. Et on ne sait pas s’il y a eu une Llorona qui est venue le chercher.

Le film est principalement porté par des femmes, dont les trois générations de femmes Monteverde. On voit que d’une génération à l’autre leur attitude vis-à-vis des femmes indigènes évolue. Cette évolution dans les mentalités est-elle réelle ou décrivez-vous-là plutôt quelque chose que vous aimeriez voir arriver ?

Les deux.

Pour moi, la génération du général et de sa femme est une génération condamnée. Il faut juste attendre qu’ils meurent tous. Ils sont dépourvus d’empathie envers les Mayas. Le Guatemala est un pays qui s’est construit dès la base sur le racisme. C’est pour ça qu’il y a des familles si puissantes : elles ont utilisé à leur guise des êtres qu’elles considéraient inférieurs. Pour que ces gens-là puissent être touchées dans leur âme, il faut une Llorona qui leur prennent les tripes par l’intérieur, sinon ça n’arrivera jamais.

Leur fille qui se pose des questions représente un peu ma génération. On est tiède parce qu’on est les enfants de la guerre, on a été nourris à la peur. On se pose des questions mais on se les pose pas très fort. On entrouvre les portes mais on ne les ouvre pas vraiment. Et donc évidemment jusque-là c’est quelque chose de réel dans la société guatémaltèque.

Après, je projette sûrement sur la prochaine génération cette responsabilité d’ouvrir la porte. J’espère que ça arrivera. J’ai l’impression que oui. Les enfants aujourd’hui n’ont rien à conserver donc sont toujours curieux. Ceci dit, quand ils auront acquis leur petit statut, je ne sais pas s’ils continueront sur cette voie et ça m’inquiète.

Deux discours s’opposent dans le film. D’une part : “Dire la vérité aide à soigner les blessures du passé.” De l’autre : “Ce qui s’est passé avant doit rester derrière.” Les retrouve-t-on dans la bouche des gens au Guatemala aujourd’hui?

Oui. Il y a d’ailleurs cette phrase dans la bouche de la femme du général que la fille du vrai général a prononcée : “Si on regarde vers l’arrière, on devient des statues de sel”.

Un jour j’étais invité à un diner avec des gens puissants économiquement qui ont essayé de me faire comprendre qu’en continuant à parler de génocide, j’étais en train de faire un grand mal à la société. Ils n’ont pas nié le génocide. Mais selon eux, si on l’admet, on fait du mal à l’image du pays vis-à-vis de la communauté internationale. Personnellement, je pense le contraire.

Votre film appartient au genre de l’horreur mais les scènes qui provoquent des frissons d’horreur ne sont pas de l’ordre du fantastique, ce sont celles qui montrent les actes de violence perpétrés par les forces militaires sur les indigènes.

Ce n’était pas voulu. Le film a été construit à partir du sujet avant que j’en sache la forme. Je me suis mis à la recherche d’un packaging pour ce message, pour qu’il soit facile à faire passer auprès des nouvelles générations.

Au Guatemala on ne nous a jamais parlé de notre histoire récente ; les gens ne s’y intéressent pas, sous prétexte qu’il faut regarder vers l’avant. Je me suis dit qu’il fallait faire un film d’horreur parce que les jeunes en consomment énormément. Après, cette forme donne beaucoup de liberté et on y a pris beaucoup de plaisir à jouer avec les codes. On a trouvé plein de liens qui donnaient sens au film par la suite : rien de tel qu’un film d’horreur pour parler d’une horreur pareille, rien de telle que la légende d’horreur de la Llorona (aussi connue que Dracula) pour parler d’une mère Terre qui pleure ses enfants disparus. Mais au départ la forme était plutôt pour des raisons démagogique, stratégique, pédagogique.

J’ai privilégié mon public guatémaltèque cette fois-ci, à qui le genre plait. Le plus important pour moi était le public local qui refuse de parler de son histoire et qui est très divisé. Je pensais que la forme de l’horreur allait déplaire aux Européens, même s’il y a un double message pour le public européen, celui d’attirer leur attention sur ce qui s’est passé dans cette ancienne colonie ; l’Europe a commis tous ces actes de colonisation en laissant plein de blessures derrière qu’elle ne s’est pas inquiétée de soigner.

Vous êtes parvenu grâce à votre fondation Ixcanul en collaboration avec des ONG pour les  droits des filles à changer l’âge légal pour le mariage des filles en le poussant de 14 à 18 ans. Vous aviez le projet de projeter Tremblements dans des églises. Comment ça s’est passé ? Est-ce que vous avez un projet avec la fondation pour ce troisième film, quel changement espérez-vous apporter ?

Au-delà de faire des films, il faut former des gens pour l’industrie, il faut former le public, ramener les films d’auteurs là où seulement une très petite part de la population a accès au cinéma, dans un pays où on consomme énormément de blockbusters. Il y a une responsabilité des gens qui travaillent dans l’audiovisuel aujourd’hui, plus qu’avant. Les gens lisent de moins en moins donc si nous sommes en train de remplacer la lecture avec l’audiovisuel, il faut qu’on donne du contenu au consommateur. Ainsi, la fondation se charge d’utiliser le cinéma comme un outil pour causer des impacts sociaux. On a pu l’emmener Ixcanul dans plusieurs communautés mayas pour parler du sujet, toujours accompagnés par des professionnels. Il faut encore qu’on passe Tremblements dans les églises car des campagnes noires se sont déclenchées contre le film.

Au commencement on était très artisanal. Maintenant on commence vraiment à établir le programme de la fondation : d’un côté amener le cinéma où les gens n’y ont pas accès, de l’autre de ramener du cinéma et des cinéastes d’autres pays pour former les gens qui veulent travailler dans l’industrie. La fondation commence à prendre une forme plus établie même si ce n’est que le commencement.