La dernière nuit du monde au Théâtre National 

© Alexander Gronsky

Un texte de Laurent Gaudé, mis en scène et interprété par Fabrice Murgia, interprété par Nancy Nkusi. Du 14 au 18/09 2021 au Théâtre National.

La dernière nuit du monde Alexander Gronsky
Il n’y a pas de lumière qui n’ait besoin d’ombre.

C’est l’histoire d’un couple qui ne peut plus être. Celle de Gabor et de Lou qui se déchirent. Lui participe activement à l’avènement de ce nouveau monde, et elle, tente de le convaincre de ce non-sens. Il participe à la création d’une pilule révolutionnaire qui permettrait de réduire notre besoin de sommeil quotidien à 45 minutes. La demande est criante. “Le jour déborde” dans nos journées à cent à l’heure. Et cette solution semble être la nouvelle révolution… Mais à quel prix ?

C’est dans un décor tripartite que débute La dernière nuit du monde. Sur un écran central, un témoignage passe en boucle. Ce sont les mots d’une représentante du peuple Sami, peuple autochtone du nord de la Suède, qui plaide pour un monde au naturel, un monde où la nuit a toujours sa place. Nous comprendrons rapidement que sa quête sera vaine…

Deux comédiens sont sur scène. Fabrice Murgia, à l’avant-scène, tient le rôle de Gabor, travailleur effréné et désabusé. Il est entouré d’une délimitation rectangulaire au sol. Le revêtement y est sombre, lisse, et nous évoque une froideur. Le personnage de Lou, interprété par Nancy Nkusi, qui se tient également dans un espace délimité mais côté cour cette fois. Elle y chantera, fredonnera parfois, accompagnée par une musique jazz sombre et énigmatique. Son univers à elle évoque la nature, la douceur. En effet, la scène est parsemée d’une douce et froide neige qui entoure les comédiens et qui déborde dans l’espace dans lequel se tient Lou. Le contraste est déjà visuellement palpable. Les deux comédiens semblent évoluer dans une réalité distincte. L’une, froide et réaliste, l’autre, douce et onirique.

Très minimaliste, la scénographie parle donc déjà d’elle-même. Elle nous évoque deux mondes presque incompatibles, mais inévitablement liés, à l’instar des destins des deux personnages. Tous deux rêveurs, ils sont enfermés, idéologiquement, et aussi visuellement sur scène. Nous comprenons que le dialogue n’est plus possible, que la révolution planétaire est en marche, et qu’il n’y aura peut-être pas de retour en arrière. De plus, la mise en scène souligne la coupure de dialogue entre eux. Sur scène, ils sont tournés dans une direction différente, leurs regards ne se croisent pas. Dans le jeu, aussi, le contraste est notable. Gabor est survolté, frénétique, tandis que Lou nous enveloppe dans une douceur, une authenticité. Nous serons presque frustrés de ne pas pouvoir assister à davantage de ses apparitions, tant elles sont criantes de simplicité et de beauté.

Tout au long du spectacle, nous sommes sans cesse emportés dans des superpositions visuelles et sonores des élucubrations capitalistes de Gabor et des rêveries magnifiquement fredonnées par Nancy Nkusi. La pièce est un perpétuel aller-retour de contradictions, de contrastes, joliment et justement soutenus par une scénographie parlante, intelligente, et par un travail de la lumière impeccable. La vidéo, très présente, soutient l’imaginaire en nous proposant témoignages, échanges télévisés fictifs, ce qui nous permet de se projeter davantage dans cet univers dystopique. L’image numérique a ici un réel intérêt, même si par moments nous pouvons nous perdre dans la répétition de certains extraits, qui incorporent de la lourdeur à la pièce. Dans l’écriture aussi, on ressent vers la fin de la pièce une forme de précipitation, certaines scènes nous paraissent quelque peu nébuleuses.

Enfin, cette dystopie nous confronte à nos propres limites en tant qu’êtres humains, et surtout elle nous met face à notre vulnérabilité. Celle qui nous permet de lâcher prise, d’accepter que nous ne pouvons pas tout contrôler, malgré les progrès de la science. Cette fable nous évoque le destin tragique d’un couple, mais cela va bien au-delà. Ce couple représente l’ambivalence de notre espèce, l’incompatibilité grandissante entre le rêve de repousser nos limites idéologiques et physiologiques, et les lois naturelles qui régissent notre sort. C’est là l’intelligence de l’écriture que de projeter sur l’image du couple la dualité entre deux mondes aux valeurs opposées. Le couple devient un prétexte, un symbole. Il porte l’histoire, notre histoire à tous et toutes.

C’est sur une note très onirique que se termine La dernière nuit du monde. Les deux réalités se rencontrent enfin, texte et chant s’entremêlent, et nous perdons ainsi le fil de la réalité. C’est dans une neige presque aveuglante que se clôture la pièce, comme si la nature transcendante avait repris le dessus, au bout du compte.

Nous pouvons retenir de cette expérience que malgré les légères lourdeurs du texte et la fin du spectacle plus incertaine, le travail et la précision des acteurs, le brio de la mise en scène et de la scénographie ainsi que la justesse de la technique nous portent et nous accompagnent dans des questionnements actuels, profondément humains, avec beaucoup de poésie.