« La dernière génération, ou Les 120 journées de Sodome » ou la tragédie du réel

© Dominique Houcmant

De Milo Rau, avec Ann Dockx, Bram Vaneeckhaute, Els Laenen, Gert Wellens, Gitte Wens, Hazina Kenis, Jacqueline Bollen, Koen De Sutter, Leen Teunkens, Liesbeth De Hertogh, Luc Loots, Olga Mouak, Robert Hunger-Bühler, Tanne Lemmens. Du 19 décembre au 21 décembre au Théâtre National.

Une croix trône au milieu du fond de scène. Côté cour (à droite), neuf personnes, la plupart manifestement porteuses de trisomie 21, sont attablées autour d’un repas façon dernière cène. De l’autre côté de la scène, un petit théâtre aux rideaux rouges. Un homme s’avance vers un miroir de maquillage lumineux, son visage apparaît à l’écran qui domine la scène. Il est acteur et retrace le gros de sa carrière, « Je suis le seul Juif à avoir joué le musicien Wagner ».

Gros plan de la caméra sur le visage d’une des personne attablée. Un comédien lui glisse à l’oreille : « mange, c’est mon corps ». Elle prend une galette, déchire un morceau qu’elle met en bouche, avant la passer à son voisin qui en fait autant. L’objectif suit un à un, jusqu’en bout de table chacun des protagonistes (dont le nom réel s’affiche à l’écran, comme le sera plus tard celui des comédiens professionnels). Retour au personnage central à l’oreille duquel on glisse « bois, c’est mon sang ». Et la même opération s’effectue sur l’autre côté de la table avec une coupe qui passe de mains en mains. Après un dialogue entre Jésus et Judas et une prière, « cut ». Nous sommes sur le tournage d’un film.

Créé en 2017 en Suisse, La dernière génération, ou Les 120 journées de Sodome présenté aujourd’hui est une version retravaillée qui se focalise sur le contexte socio-politique de la Belgique (qui avait pendant la guerre « les meilleurs collaborateurs d’Europe »). Pour ce faire, le metteur en scène, dramaturge et ancien directeur du NTGent, aujourd’hui directeur des Wiener Festwochen (Festival de Vienne), Milo Rau a fait appel à la troupe Theater Stap de Turnhout composée d’acteurs porteurs de handicaps. Ils partagent la scène avec quatre comédiens dits professionnels les Belges Jacqueline Bollen et Koen de Sutter, la Française Olga Mouak et l’icône du théâtre suisse Robert Hunger-Bühler. Chacun jouant dans sa langue, français et néerlandais.

A partir de là, les pistes sont brouillées par le mélange du jeu et de la vie réelle des acteurs et·actrices. Sur scène, acteurs et personnages passent de l’un à l’autre, ils s’interpellent par leur nom réel, conversent à propos du film (Salò ou Les 120 journées de Sodome réalisé par Pasolini, inspiré par l’œuvre de Sade, en 1976 et dont la pièce se veut une transposition au théâtre) qu’ils ont visionné à de nombreuses reprises. Le metteur en scène, Milo Rau, qui considère que le processus de création est plus important que le produit, distille tout au long de la pièce des traces de sa création.

L’action se déroule à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, à Salò, commune du nord de l’Italie devenue, entre 1943 et 1945, capitale de la République sociale italienne, par décision de Benito Mussolini qui y trouva refuge lorsque les troupes américaines débarquèrent dans le sud du pays. Dans cette république fasciste en pleine déliquescence, quatre notables riches et d’âge mûr, « l’élite » incarnée par les acteurs professionnels, capturent et enferment des jeunes gens sans défense afin de les utiliser pour leur propre plaisir, c’est-à-dire les violer, les torturer leur faire subir diverses mutilations (langue coupée, yeux énucléés, scalpations, …) et, finalement, les tuer.

Effectivement, des scènes dures, perverses, dérangeantes, filmées et projetées en direct, se succèdent : l’élection du plus beau cul des captifs qui se termine dans une sarabande au rythme de Bella Ciao, un cours explicatif sur la technique du viol illustrée par deux acteurs, la scène d’amour qui est en fait la reproduction par deux comédiens d’une séquence de film porno, la scène de mariage qui devient orgie où l’on sert de la merde au son de la marche nuptiale de Mendelssohn.

Ces séquences sont entrecoupées de monologues comme celui de Suzy qui explique qu’elle est née dans la pornographie et qu’elle fait partie de la génération « Two girls, one cup » (si vous ne savez pas de quoi il s’agit, votre moteur de recherche vous l’expliquera). Un autre comédien livre un témoignage poignant dans lequel il raconte comment lui et sa compagne ont découvert que leur fils à naître était atteint de trisomie 21. Après avoir essuyé les commentaires unanimes de la famille et des amis qui leur conseillaient de ne pas donner naissance à l’enfant et la prise de conscience que « avec un trisomique, je vais être handicapé » (dans la vie particulièrement professionnelle), le couple a opté pour l’avortement, dans des conditions particulièrement difficiles.

La dernière génération, ou Les 120 journées de Sodome interroge, en effet, sur la manière dont nos sociétés acceptent l’anormalité. En Belgique, 90% des tests prénataux se soldent par un avortement si le fœtus montre des signes de handicap. Ce qui a pour conséquence une très large diminution du nombre de nouveau-nés atteints du syndrome de Down (ou trisomie 21), ce qui peut relever d’une forme d’eugénisme semblable à celui que pratiquaient les nazis. La destruction des corps est très présente « dans le fascisme avec les dérives liées à l’euthanasie, où l’on voulait éradiquer la vie imparfaite, et conduire l’humanité et son corps vers la perfection », explique le metteur en scène.

La pièce est déconseillée, à raison, au moins de 18 ans mais tous les adultes présents dans la salle ne sont pas restés jusqu’au bout alors que les spectateurs qui ont persévéré ont généreusement applaudi au salut final. Il est vrai que certaines scènes sont à la limite du supportable, surtout lorsqu’elles impliquent des personnes atteintes d’un handicap, mais rien de ce qui se passe sur la scène n’est gratuit ou pure provocation. La pièce a fait l’objet d’une longue préparation dans laquelle ont été impliqués les animateurs de la troupe et les familles des comédiens qui ont tous décidés, en connaissance de cause, d’y participer. Ils sont, en outre, entourés par quatre comédiens qui se montrent, à tout moment, attentionnés, bienveillants et respectueux.

Milo Rau pose aussi la question de la représentation de la violence au théâtre et la représentation des minorités, des opprimés, plus visibles sur les scènes que dans la vraie vie. Et pour lui, cette œuvre devait être une pièce de théâtre (plutôt qu’un film) parce que la réalité doit être présente, « Il faut montrer le réel dans sa réalité objective, dit-il, pour essayer d’atteindre ces petits moments où nous touchons très justement au réel, où nous essayons de comprendre ce que signifie être humain, être ensemble, être vivant, mourir… »