Interview de Nicolas Rincon Gille

C’est avec Noche Herida, qui sort le 17 Février, que Nicolas Rincon Gille clôture sa trilogie de Campo Hablado. Ces trois documentaires tournés en Colombie et projetés à l’Aventure nous rappellent les difficultés des quartiers sensibles et nous expliquent comment les gens de la campagne surmontent la peur et la violence.

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Quelle est la genèse de ces projets?

À l’époque, quand j’ai quitté la Colombie en 1998 pour faire mes études à l’INSAS, c’était un moment de violence extrême dans les campagnes. Il y avait beaucoup de paysans qui ont été exterminés, déplacés. C’étaient sept familles par jour qui arrivaient dans la capitale. Rien n’avait été mis en place pour les accueillir. C’était d’une violence… On entendait des choses assez atroces. J’ai quitté la Colombie à ce moment-là, j’ai fait mes études de cinéma et quand j’ai fini, j’ai eu envie de revenir à ça. Parce que, lorsque j’étais petit, mon père qui était anthropologue, m’emmenait beaucoup avec lui à la campagne. J’avais été en rapport avec tous ces paysans et j’ai été complètement absorbé par leurs récits, leur imaginaire dans lesquels il y avait beaucoup de place pour la violence mais aussi et surtout pour les légendes, pour tout ce qui était magique. Je suis retourné en Colombie avec l’idée de faire un film dans lesquels on pouvait comprendre à quel point ce monde était merveilleux, à quel point il était mis en danger par la violence. Les anciens sont revenus à la campagne mais on y sentait une énorme tristesse et une énorme présence de la violence. Les gens parlaient très bas et ne voulaient pas faire allusion à ce qu’il s’était passé. En étant trois mois avec plusieurs familles, je me suis dit que de faire qu’un seul film c’était impossible car il y avait beaucoup trop de choses à aborder et qu’il fallait que je trouve une autre façon de faire. Le but était de filmer une famille qui avait été déplacée par la violence et de voir de quelle façon elle refaisait sa vie, ou pas, en ville. C’est avec Carmen que les choses se sont mises en place avec l’idée d’une trilogie. Donc on est vraiment confronté à la violence dans des récits et des témoignages qui sont face-caméra. Pour arriver à Noche Herida avec Blanca. Elle et Carmen sont un peu comme un jeu de miroir. À chaque fois que je faisais un film, je me confrontais à une nouvelle façon d’écrire et de faire parce que les contextes, les espaces et les personnages étaient autres. Et c’était quelque chose qui me plaisait car je n’étais pas embarqué dans quelque chose de trop conceptuel.

Selon vous, ces croyances si fortes sont-elles dues à la violence ?

Je pense que ces croyances étaient déjà là mais que la violence les a accentuées et les a rendues encore plus nécessaires. C’est grâce à la croyance ancienne, qui a beaucoup de force puisque c’est une croyance qui a survécu de génération en génération. C’est ce qui est important. Une fois frappé par les violences, on se demande comment faire en sorte que la violence ne monopolise pas notre vie et détruise tout. Et dans les trois documentaires et les récits, on retrouve la place de la peur et la place pour surmonter cette peur.

Pourquoi faire ce documentaire aujourd’hui plutôt qu’hier ?

Quand on touche aux traditions, souvent, ce que l’on voit ce sont des personnes âgées qui ont connues une autre époque donc on fait ça de manière nostalgique. Mais ce que je trouve intéressant c’est que ce passé est très présent et que c’est ce passé, cette tradition qui permet de donner un nouveau sens à ce que l’on vit aujourd’hui. Le passé est actualisé par la violence. Je voulais voir de quelle façon la magie et la violence s’étaient mélangés. De quelle façon la magie permettait de contrer la violence et inversement, comment la violence pouvait éliminer complètement cette magie. Et dans le monde moderne que l’on vit aujourd’hui, informatisé, je trouve que c’est intéressant de savoir à quel point cela donne du sens à notre vie et à quel point c’est toujours présent. C’est pourquoi je voulais en faire un documentaire cinématographique : pour nous confronter à un monde que l’on croit ancien mais dont les évènements se sont passés il y a cinq ans et qui ont des conséquences sur ce que l’on vit aujourd’hui. Avec la violence qui commence à être plus présente ici en Europe, on se demande comment faire face.

Blanca, Carmen… les femmes semblent avoir connu une existence éprouvante. Est-ce que toutes les femmes dans cette région vivent ainsi ?

C’est quelque chose que j’ai découvert sur place, la violence que les femmes devaient endurer. Déjà par rapport à la place qu’elles avaient dans la famille. Dans En En lo escondido, il y a ce côté diable = masculin et sorcière = féminin. C’est très présent. Il y a cette violence-là. Ce côté où les femmes se rassemblent pour contrer la violence de l’homme qui veut dominer, qui veut les écraser dans le quotidien. Les femmes doivent établir un équilibre au niveau des histoires et des récits pour que les familles puissent tenir malgré cette violence. Et s’y ajoute la violence politique, extérieur. Ce sont des hommes qui appartiennent aux armées, paramilitaires, qui viennent éliminer le noyau des familles des paysans.

Blanca avait d’ailleurs été menacée d’être tuée… et sa famille aussi.

Dans son cas, son mari n’était plus là, pour des raisons qu’elle n’a pas voulu développer. Donc c’était elle la cible de la guérilla. Et en tant que femme, il a fallu qu’elle développe une stratégie pour survivre. Ce que j’ai ressenti, c’est que les femmes sont amenées à avancer, tandis que l’homme va plutôt se confronter à la violence par la violence. Les femmes, elles, tirent leur famille vers autre chose. Et ce qui m’intéresse, c’est comment reconstruire une famille qui a souffert de ces violences, dont la famille a été éclatée ? Comme c’est le cas pour Blanca avec ses petits-fils.

Tourner dans ces régions a été difficile, intense à cause des gangs. Vous êtes vous senti en danger ?

J’ai eu beaucoup de travail de repérage pour savoir si je pouvais tourner là-bas. Le but étant de voir si je pouvais rester longtemps sur place sans courir de danger. Dans les trois cas de figures, En lo escondido et Los Abras del rio, les villages étaient très compliqués. Pour Noche Herida avec Blanca, les quartiers se situaient autour de Bogota et les gangs ont suivi la logique des mafias et ont le pouvoir donc c’était très difficile, voire impossible, de filmer.

Pour Noche Herida, j’avais commencé à travailler dans un quartier mais sans caméra au départ pour passer du temps avec les gens. Et ensuite, au bout d’un mois, j’ai sorti la caméra et ils me sont tombés dessus tout de suite en me demandant ce que je faisais là. J’ai eu la chance de rencontrer Blanca car son quartier est en périphérie et, par conséquent, était moins important pour la mafia. C’est plus tranquille malgré les problèmes du quotidien. C’était important que l’on ne se sente pas en danger, sinon je n’aurai pas pu tourner comme ça. Il fallait y passer du temps pour voir ce que l’on pouvait ou ne pouvait pas faire.

Comment avez-vous réussi à faire oublier la caméra ?

En passant beaucoup de temps avec Blanca pour Noche Herida, j’ai compris que chaque journée était différente. De 4h à 6h du matin, elle se lève pour faire des galettes de maïs, elle fait ses taches quotidiennes mais après, elle ne sait pas ce qu’il va se passer. C’est un quartier assez fragile donc chaque journée avait une complication. Il fallait que je puisse capter ce côté vertigineux d’un quotidien qui semble répétitif mais qui ne l’est pas du tout. J’ai expliqué qu’il ne fallait pas qu’elle s’occupe de nous et petit à petit, elle s’est habituée à notre présence. Ce n’était pas évident car c’était un espace assez petit mais en descendant la caméra à une certaine hauteur, on a réussi à se faire presque oublier. Elle nous a acceptés assez facilement. Le seul indice pour elle de savoir si l’on tournait ou non, c’était les micros-cravates dont on avait besoin car c’était très bruyant. Quant aux petits-fils, ils étaient excités par la caméra alors ça a pris un peu de temps d’adaptation pour eux. Mais ils ont vite été rappelé par le quotidien et nous ont un peu oubliés.

Quel a été votre rapport avec les petits-fils de Bianca ?

C’était un peu compliqué car j’aurai voulu jouer un peu plus avec eux mais j’ai senti que Blanca était dans la crainte qu’ils ne fassent pas leurs devoirs. On jouait tout de même, c’était un rapport assez chouette mais il fallait faire attention au regard de Blanca sur ses petits-enfants.

Quel espoir mettez-vous dans ces documentaires ?

C’est la réalité que l’on voit. Je n’ai rien ajouté. On ne peut pas tricher. Le mot espoir est très important et c’est pour ça que la fin est ce qu’elle est. C’est de se dire que malgré tout ça, on relance la machine, on y croit parce que l’on est attaché à la vie. Et j’ai beaucoup aimé ces petits moments où Blanca est en activité, un peu comme le colonel qui garde ses troupes tout en se donnant des moments pour se reposer. Ce sont des moments d’espoir dans un quotidien qui reste rude et qui ne va pas changer dans l’immédiat. Parce que Blanca ne peut rien y changer, c’est toute une société qui doit changer les choses. Pour l’instant, elle est plutôt victime d’un ordre social qui s’est mis en place, qui exclu les paysans et les gens qui, économiquement, ne sont pas ce que l’on attend d’eux. Cette question d’espoir est quelque chose que j’ai toujours eu en tête. Dans Noche Herida, on y voit donc des notes d’espoir qui sont données par Blanca. C’est l’image d’une grand-mère tirée vers le futur malgré tout ce qu’elle a vécu. Elle dit, d’ailleurs, qu’elle ne veut pas se rappeler de son passé. Elle a aussi le droit d’avancer, d’aller de l’avant.

Quelle réaction cherchez-vous à provoquer en dénonçant cette violence ?

Souvent, dans un documentaire, on a une sorte d’exposé qui explique le contexte mais pour moi, il était très important que le contexte soit donné par Blanca. On est chez elle, tout le quartier est là mais c’est elle qui va créer ce quartier car c’est à travers elle qu’on va entendre, que l’on va comprendre, que l’on va voir ses réactions, que l’on va ressentir tout ça. La compréhension n’est pas totale, il y a beaucoup de choses qui échappent au spectateur : ses petits-fils courent un danger mais lequel ? Mais c’était important car c’est le vertige qu’elle vit aussi. Elle ne sait pas ce qu’il peut se passer. Elle sait juste que dans le quartier il y  a des problèmes de trafiques etc. Je voulais que les spectateurs puissent vivre ça avec Blanca. Avoir ce vertige de ne pas tout savoir. Il y a donc un élément qui manque du côté de l’information mais il est placé plutôt du côté narratif de son ressenti. Et je trouvais important que le spectateur en ressorte avec plein de questions.

Quel public cherchez-vous à toucher ?

J’aime beaucoup le cinéma et lorsque je vais voir des films, je vais voir des récits. Si un film s’est tourné en Colombie, je ne suis pas trop pour dire que comme ça a été tourné là-bas, c’est donc destiné à un public latino-américain ou des gens attachés à l’Amérique-Latine. C’est triste de cloisonner les films dans des thématiques. C’est pourquoi je propose un récit qui peut être vu partout car je pense que c’est une problématique actuelle : les ados de 14-15 ans qui veulent partir, c’est difficile pour la famille. Ce sont des moments de tensions. Sauf qu’ici, c’est dans un quartier qui est compliqué. C’est un contexte qui n’est pas du tout favorable. Ça c’est une tension qui est universelle.

Ce n’est donc pas pour un public spécialisé sur une problématique, c’est plutôt pour des personnes qui veulent faire un voyage avec Blanca dans un quartier qui n’est pas facile mais qui a de l’espoir. C’est un documentaire qui provoque des questionnements, des ressentis et la recherche d’informations sur le sujet. C’est aussi pour montrer que la Colombie n’est pas un pays aussi exotique et lointain qu’on le pense et n’importe qui peu comprendre ça sans tout comprendre du documentaire.

Quel sera le thème de votre prochain documentaire ?

Il y a quelque chose qui m’intéresse énormément dans Noche Herida : c’est la visite que fait Blanca au cimetière. C’est une pratique qui est très courante dans toutes les familles déplacées par la violence, qui viennent de la campagne. Lorsqu’elles arrivent en ville, elles sont complètement fragilisées et pour se protéger – à la place d’armes – les mères vont dans les cimetières populaires chercher des tombes abandonnées. Elles cherchent un bon mort, c’est-à-dire quelqu’un qui a une bonne âme et c’est un travail de repérage parce qu’elles ne voient qu’une pierre blanche et elles savent juste qu’il y a les restes d’une personne. Le fait que sa famille ne l’ait pas enterrée, cette âme n’a pas pu entrer au royaume des cieux donc elle est dans un entre-deux. Les mères vont alors s’approprier cette tombe et prier pour que cette âme entre au royaume des cieux et en échange, cette âme va protéger cette famille. Et sans être croyant, je trouve ça très beau et très fort, cette idée que les morts sont toujours là et nous aident.

Raphaëlle McAngus

A propos Raphaëlle McAngus 49 Articles
Journaliste du Suricate Magazine

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