Gabriel Kuri au WIELS avec « sorted, resorted »

Courtesy the artist; Sadie Coles HQ, London; kurimanzutto, Mexico City, New York; Galleria Franco Noero, Turin; WIELS-Contemporary Art Centre, Brussels; Esther Schipper, Berlin Photo © Andrea Rossetti
Courtesy the artist; Sadie Coles HQ, London; kurimanzutto, Mexico City, New York; Galleria Franco Noero, Turin; WIELS-Contemporary Art Centre, Brussels; Esther Schipper, Berlin Photo © Andrea Rossetti

Depuis septembre 2019 et jusqu’en janvier 2020, le WIELS accueille sorted, resorted, la première exposition institutionnelle belge de Gabriel Kuri, artiste né à Mexico en 1970 et résidant depuis 2003 au sein de la capitale européenne.

Sorted, resorted nous fait découvrir le talent de cet artiste, déjà consacré depuis 2014 aux Etats-Unis, en France, et en Italie où, en 2011, il expose à l’occasion de la 54ème Biennale de Venise. Avant de s’imposer dans le paysage artistique et institutionnel belge avec cette première exposition solo, Gabriel Kuri participe en 2007, à l’exposition inaugurale et collective Expats et Clandestines organisée au WIELS.

Un assemblage de métal, plastique, papier, et matériaux de construction

Ce qui surprend d’emblée le spectateur au départ de l’exposition, c’est son organisation. Le parcours qui nous est révélé se déploie comme une collection de matériaux organisée en plusieurs séries selon les types utilisés et étudiés par l’artiste au sein de ses œuvres : le métal auquel succède le plastique, puis le papier et, pour clôturer l’exposition, les matériaux de construction. Les différents matériaux ne sont jamais exposés seuls mais sont travaillés dans des combinaisons qui donnent lieu à des installations hybrides. Autour de ces assemblages, une réflexion qui leur est, au départ, intrinsèquement ciblée : quelles sensations le métal provoque-t-il sur nos corps ? De quelle place et de quelle considération écope le plastique dans notre société ? Le papier est-il toujours utile dans notre société de plus en plus soumise aux impératifs du numérique ?

Gabriel Kuri, Sans titre (GB Self-Caisse), 2010. 383 x 155 cm, tapisserie fabriquée à la main, WIELS, Bruxelles. Cliché L. Segard, 2019
Gabriel Kuri, Sans titre (GB Self-Caisse), 2010. 383 x 155 cm, tapisserie fabriquée à la main, WIELS, Bruxelles. Cliché L. Segard, 2019

Un aperçu des dérives capitalistes

Mais la réflexion sur les matériaux se veut plus critique qu’il n’y parait. Entre les tickets à gratter, les tickets de caisse, les bouteilles de shampooing, les poubelles et le réfrigérateur, ce qui frappe le plus les esprits parmi ces objets familiers, ce sont sans doute les sèche-mains électriques et distributeurs de papiers, en acier et en métal, qui ornent d’habitude les toilettes publiques et sont cette fois placés dans l’espace d’exposition. S’ils donnent presque envie au spectateur de les utiliser, ils nous évoquent surtout le ready-made, pratique surréaliste que Gabriel Kuri semble s’être appropriée, et ce à des fins critiques.

Le principe du ready-made est simple : un objet utilitaire est détourné par un artiste, qui décide de lui offrir un nouveau contexte et le statut d’œuvre d’art, en lui donnant un titre ainsi qu’en lui conférant une place au cœur d’un espace d’exposition ou de musée. Marcel Duchamp fut le premier artiste à créer et à rendre célèbre, en 1916, le concept du ready-made. Le plus célèbre, Fontaine (1917), reste, d’ailleurs, dans la thématique des toilettes publiques : Duchamp souhaite exposer et présenter comme œuvre un urinoir privé de sa fonction utilitaire première.

Mais que nous révèlent les ready-made de Kuri ? En réalité, tous ont rapport aux processus économiques du capitalisme. Les tickets à gratter brillants, associés aux coquilles d’huîtres tout aussi luisantes, nous rappellent l’importance constante accordée à l’argent : obtiendrons-nous la cagnotte et la perle ? Les bouteilles de shampooing en plastique, nous évoquent, elles, ces petits échantillons des hôtels gratuits, que nous emportons bien souvent dans nos valises au retour de voyage. Elles nous rappellent surtout les dépenses que nous y faisons, de même que les trajets souvent peu économiques et écologiques. Plus frappant encore, les tickets de caisse des grandes enseignes dont nous distinguons les logos : imprimés par les machines automatisées des supermarchés, ils ont été reproduits par l’artiste sur du tissu à échelle monumentale, grâce à la technique du tissage. Entièrement fabriqués à la main, ces tissages nous rappellent que, derrière les machines qui produisent les tickets, chaque produit que nous achetons et qui y figure noir sur blanc, a d’abord été fabriqué, rangé et stocké grâce au travail humain.

Une réflexion sur l’environnement dans l’air du temps : du dépôt et de l’abandon des déchets à l’esthétique du tri

Faisant écho aux préoccupations environnementales actuelles, Gabriel Kuri propose, outre une critique des dérives capitalistes, une réflexion de nature écologique : Que deviennent les matériaux laissés à l’abandon dans la nature ? La première installation de l’exposition donne le ton, avec force : Donation Box (2010-2019) fait écho aux plages de sable ravagées en fin de journée, après le passage des touristes.

Gabriel Kuri, Donation Box, 2010-2019. Sable, mégots de cigarettes, briquets, WIELS, Bruxelles. Cliché L. Segard, 2019
Gabriel Kuri, Donation Box, 2010-2019. Sable, mégots de cigarettes, briquets, WIELS, Bruxelles. Cliché L. Segard, 2019

Nous découvrons des pièces de monnaie, des mégots de cigarettes et des briquets qui jonchent chaque parcelle de l’étendue de sable que constitue l’oeuvre. Mais le pan le plus révélateur de l’exposition reste sans nul doute celui consacré au plastique. Nous en découvrons la première salle en descendant une série de volées d’escaliers, et ce non pas par la vue, mais par l’ouïe : alors que nous empruntons les escaliers, un bruit de sachets en plastique froissé nous est d’emblée reconnaissable.

En levant les yeux, nous découvrons au plafond une série de ventilateurs rotatifs autours desquels sont accrochés des sacs en plastique, gonflés par le mouvement des hélices, comme si, abandonnés par les passants, ils étaient venus, au gré du vent, s’y accrocher pour terminer leur vie. Le sachet en plastique évoque celui des supermarchés, celui qui nous est, aujourd’hui, de moins en moins délivré dans les magasins pour avoir été trop souvent abandonné dans la nature par leurs propriétaires. Alors, entre la plage de sable recouverte de déchets, les coquillages disposés ci et là au fur et à mesure de l’exposition, comment ne pas penser aux sacs en plastique dans le contexte écologique actuel : ceux qui envahissent et polluent nos plages, nos océans et nos mers, de Mexico à la mer du nord.

Gabriel Kuri, Sorted, Resorted, 2019, détail de la dernière salle d’exposition, WIELS, Bruxelles.
Gabriel Kuri, sorted, resorted, 2019, détail de la dernière salle d’exposition, WIELS, Bruxelles.

Pour clôturer en beauté, Kuri nous fait quitter la dernière salle de son exposition en passant au travers d’une bâche, de celle qui recouvre les chantiers de construction et les échafaudages, ici détournée comme un rideau de théâtre. Le rideau de scène se baisse et l’exposition se clôture. Mais une fois celui-ci tiré, une question nous taraude : si ce dernier, emprunté au langage de la scène, nous fait passer de la vie au spectacle qu’il sépare, quelle représentation théâtrale nous a été révélée et nous apprêtons-nous à quitter ? Celle du monde personnel de l’artiste et du lieu d’exposition ? Ou au contraire celle du monde réel globalisé, cette « société du spectacle » dans laquelle nous vivons, que nous sommes sur le point de rejoindre et dont Kuri nous en a dressé, tout au long de son exposition, un portrait critique ?

Infos pratiques

  • Où ? WIELS, Centre d’Art Contemporain, Avenue Van Volxem, 354, 1190, Bruxelles.
  • Quand ? Du 6 septembre 2019 au 5 janvier 2020.
  • Combien ? 10 EUR au tarif plein. Tarifs réduits disponibles.
A propos Louise Segard 11 Articles
Journaliste au Suricate Magazine