Elizabeth II au Varia

De Thomas Bernhard, mise en scène de Aurore Fattier, avec Jean-Pierre Baudson, Delphine Bibet, Véronique Dumont, Michel Jurowicz, Denis Lavant, François Sikivie, Alexandre Trocki

Du 10 au 14 novembre 2015 à 20h30 au Théâtre Varia

À Vienne, dans un salon fin-de-siècle trahissant sans vergogne le luxe et la richesse exubérante, trône dans son fauteuil roulant le vieux Herrenstein. Quoiqu’infime et désabusé, cet industriel à la retraite, brillamment incarné par Denis Lavant, se cramponne à la vie par esprit de contradiction, au grand dam de ses héritiers, mais aussi – et surtout – pour le malheur de son majordome et de sa gouvernante, avec qui il passe toutes ses journées depuis des dizaines d’années.

Autant de journées longues et identiques, au cours desquelles Herrenstein soliloque. Crache son fiel sur tout et n’importe quoi, c’est chez lui une seconde nature. De l’opéra à la médiocrité autrichienne en passant par l’architecture et le menu du petit déjeuner, tout est bon pour médire. Sans discontinuer, l’industriel déverse des flots de mépris verbal avec une éloquence et une insolence peu communes. Les tirades sont ahurissantes, tout le public en prend plein les oreilles et l’on imagine mal comment mieux mettre à l’honneur le texte de Thomas Bernard : du jeu d’acteur à la mise en scène, tout concourt à susciter une véritable sensation d’authenticité !

Malgré le rôle odieux d’Herrenstein, le spectateur ne parvient pas à éprouver de véritable antipathie pour ce vieillard acariâtre et chevrotant. La pièce nous plonge si bien dans son univers que l’on ne peut que comprendre ses colères, et les lui pardonner. En outre, sa cruauté a quelque chose d’irrésistiblement drôle, une drôlerie encore accentuée par l’impassibilité à toute épreuve dont fait preuve Richard, le majordome, qui écoute sans broncher toutes les horreurs proférées par son maitre.

Or ce jour-là ne sera pas aussi monotone que les autres, car la reine d’Angleterre défile à Vienne, et passera sous le balcon du vieil industriel. On l’attend pour onze heures trente. Le neveu d’Herrenstein s’invite pour l’occasion chez son oncle, et en profite pour rameuter tous ses amis. Herrenstein, misanthrope jusqu’à l’os, se voit contraint et forcé d’ouvrir ses portes à toute cette « racaille du beau monde », ce qui ne manquera pas de lui inspirer encore quelques belles tirades dont il a le secret. Au compte-goutte, les invités arrivent, excentriques et décomplexés, autant d’énergumènes que Herrenstein avait rayés de sa vie bien des années auparavant. Voilà ses efforts d’isolement réduits à néant…

L’ambiance de la pièce glisse progressivement vers une atmosphère inconfortable, digne des meilleurs films de David Lynch. Le jeu de lumière et de projections remodèle l’espace scénique avec une subtilité déconcertante. Le spectateur, qui riait encore de bon cœur quelques minutes plus tôt, se voit entrainé dans ce bal masqué où l’hypocrisie règne en maitre, au point d’éprouver un véritable malaise. Les rires se font grincements. L’attente pèse – la reine d’Angleterre finira-t-elle enfin par arriver, afin de libérer par son unique passage le vieil industriel des griffes de ses convives ?

photo: Marianne Grimont.

A propos Ivan Sculier 67 Articles
Journaliste du Suricate Magazine

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