Dumbo, un dernier tour de piste

Dumbo
de Tim Burton
Aventure
Avec Colin Farrell, Michael Keaton, Danny DeVito, Eva Green, Nico Parker, Finley Hobbins
Sorti le 27 mars 2019

Alors que Disney est en pleine campagne de réadaptations de ses grands classiques animés en films « live-action », Tim Burton – après s’être déjà occupé de celle d’Alice aux pays des merveilles en 2010 – s’est donc assez logiquement vu attribuer celle de Dumbo. On retrouve en effet dans l’histoire du petit éléphanteau aux grandes oreilles quelques marqueurs et autres leitmotivs de l’idée que l’on peut se faire de l’univers ou des films de Burton, parcourus de toutes parts de « freaks », parias et autres vilains petits canards de tous poils. Sans compter que le cirque comme lieu hors du monde et la figure de l’artiste itinérant, sans attaches, avaient déjà été largement abordés par le cinéaste dans Big Fish, voire même dans Batman Returns. Danny DeVito, présent dans ces deux films, reprend d’ailleurs dans Dumbo pratiquement le même personnage que celui qu’il interprétait dans Big Fish, celui du Monsieur Loyal.

Si, au vu de la filmographie récente de Burton et de sa propension à se couler de plus en plus dans le moule à son image qu’ont fabriqué les studios pour lesquels il travaille, l’on pouvait s’attendre à ce que cette nouvelle version de Dumbo ne s’éloigne pas trop du copié-collé attendu, la réelle surprise du film est qu’il se distancie véritablement de ce projet-là, d’abord en réintégrant des personnages humains au cœur de l’action, puis en donnant au film une seconde partie, débutant là où s’arrêtait le dessin animé, à savoir après la révélation du don de Dumbo. Après une première partie donc assez conforme à ce que l’on attend d’une telle remise au goût du jour d’un récit malgré tout daté et infantilisant – ici, l’éléphanteau apprend à voler non pas grâce au concours d’une souris mais bien de celui des enfants du dompteur d’éléphants –, le film de Tim Burton ouvre une voie beaucoup plus mordante et réflexive avec l’apparition d’un personnage de méchant à la fois caricatural et inédit, le multimillionnaire spécialisé dans le divertissement familial à grande échelle V.A. Vandevere, incarné par Michael Keaton.

Apaté par la nouvelle qu’un éléphant volant attire les foules sous le chapiteau d’un petit cirque indépendant, et motivé par l’appât du gain, Vandevere prend en deux temps trois mouvements possession de l’éléphanteau et du cirque tout entier, les faisant entrer à Dreamland, un parc à thème à sa gloire, sorte d’empire monopolisant tout le secteur du divertissement. Puisqu’il ne fait aucun doute un seul instant que Dreamland n’est qu’une version fantasmée et exagérée de Disneyland, il ne faut pas très longtemps au spectateur pour faire un parallèle évident entre le passage du petit cirque modeste sous l’égide de Dreamland et celui de Tim Burton sous celle de l’empire Disney. Comme Dumbo, Burton est conduit par Disney – avec Alice comme avec ce film-ci – à faire ce qu’on attend de lui et à exécuter son petit numéro bien rôdé en reproduisant jusqu’au cliché son univers de freaks et de bizarreries en tous genres. Comme Max Medici – le personnage de Danny DeVito, également propriétaire du cirque –, Burton est également mis dans une sorte de placard avec ce film. En achetant Dumbo, Vandevere achète aussi le cirque comme une sorte de légitimation artistique à exploiter une licence qui lui rapportera gros, mais ne laisse ensuite aucune marge de manœuvre à Medici pour créer ou développer quoi que ce soit avec sa troupe. Il le paie à ne rien faire uniquement pour avoir le droit d’utiliser son éléphant et la marque de son cirque. Or, il semble que Disney opère plus ou moins de la même manière avec Tim Burton. Plus que ce que l’artiste pourrait développer en tant que tel en travaillant pour Disney, c’est le nom « Tim Burton » comme garant d’un univers bien délimité et palpable qui semble être mis en avant pour venir légitimer des projets a priori peu risqués, tels que cette adaptation « live » d’un classique ayant bercé plusieurs générations d’enfants et de parents. Le simple fait de lui accoler le nom de Tim Burton, posé dessus comme un tampon, lui apporte presque systématiquement une autre forme de crédibilité, comme un label « auteur » – ce que n’ont par exemple pas d’autres adaptations du même acabit, telles que La Belle et la Bête ou encore les futurs Aladdin et Le Roi Lion.

Avec la deuxième partie de son Dumbo, on a l’impression que Tim Burton exprime en quelque sorte sa volonté de détourner l’avion dans lequel il se trouve, en exposant de manière assez limpide sa situation. Prisonnier de la machinerie Disney, il est comme condamné à exécuter inlassablement les mêmes tours de piste, devenant par là-même incapable de se renouveler, de créer à nouveau. Mais à cet aveu d’impuissance s’ajoute également un appel au secours. En mettant littéralement en scène sa propre évasion, sa propre rébellion, il explicite assez distinctement son envie irrépressible de cesser de se plier à cette égide. Dans la dernière partie du film, la troupe du cirque Medici organise en effet l’évasion de Dumbo et de sa mère, causant au passage l’effondrement de l’empire Dreamland à grand renfort d’incendies, et le démantèlement en règle de toute l’impressionnante machinerie que cela représente. C’est comme si Tim Burton émettait au cœur du film le souhait que celui-ci provoque l’effondrement de l’empire Disney, mettant ainsi également fin à son emprisonnement personnel dans un monde de rêves superficiels dans lequel il ne se retrouverait plus. Le fait que l’épilogue montre un double retour aux sources, celui du cirque à une économie plus modeste et à la création de nouvelles formes de divertissement, ainsi que celui de Dumbo et de sa mère à leurs racines géographiques, va d’ailleurs dans le sens de cette idée-là.

Pourtant, au passage, le film aura également raconté une histoire suivant les étapes obligées de la fable disneyenne et conforme aux bonnes valeurs de celle-ci : une histoire de familles, de filiation, de solidarité, de persévérance, etc. À l’image de son personnage de « freak » aux oreilles démesurées, Dumbo est donc un film hybride, monstrueux, une hydre à deux têtes qui est à la fois un pur produit disneyen conforme aux règles auxquelles il doit se soumettre et une tentative de rébellion de la part de Tim Burton, lequel aurait enchâssé dans une œuvre de commande toute belle toute clinquante un film d’auteur personnel, satirique et féroce. Le film serait ainsi tout et son contraire, comme s’il contenait en lui sa propre critique, implacable et cruelle.