« Conann », généalogie du mâle

Conann
de Bertrand Mandico
Fantastique, Drame, Action
Avec Elina Löwensohn, Christa Théret, Julia Riedler
Sortie le 6 décembre 2023

Du fond des enfers, le cerbère humanoïde Rainer conte les six vies de Conann, jeune femme précipitée dans la barbarie par l’assassinat de sa mère, perpétuellement condamnée à mourir des mains de son propre avenir.

Aussi stimulants soient-ils, les long-métrages de Bertrand Mandico, parce qu’ils relèvent d’une logique d’accumulation (de symboles, de filtres, d’effets, de textures, de personnages), ont toujours eu quelques choses de la boursoufflure. Face à un tel déferlement de stimuli, les cinq sens du spectateur s’agitaient à tout rompre, parfois jusqu’au court-circuit synaptique (note : ça n’est déjà pas donné à tous les films). Jouissance, écœurement, chacun en sera juge, mais ce Conann est quant à lui traversé par un souffle inédit.

Cette respiration, c’est celle de Conann, personnage principal mais polymorphe (six actrices l’interprètent successivement) qui guide le spectateur dans la brume légendaire du récit. Accompagnée de Rainer le chien des enfers, fausse présence rassurante tirant les ficelles de la mort, la jeune femme traversera les âges en passant du statut de victime à celui de reine des barbares. Une figure de guerrier millénaire directement prélevée aux nouvelles pulps de Robert E. Howard et, plus encore, à l’extraordinaire adaptation au cinéma qu’en donna John Milius en 1982.

Méditation sur le cycle destructeur de la violence, réflexion ontologique sur l’impossibilité de tuer le père, ce faux film d’action voyait un Arnold Schwarzenegger hyper-viril s’effondrer face à la vacuité même de son existence. La variation hallucinée qu’en propose Mandico emprunterait presque le chemin inverse : puisque tuer le père est impossible, alors c’est notre jeunesse qu’on assassine.

Le cinéaste place ainsi la mythologie barbare qu’il s’approprie en point d’origine d’une violence immémoriale et ambitionne d’en dérouler une double généalogie du mal et du mâle. Le film traverse donc les époques, des temps primitifs à la vieille Europe, du New York des années 1990 à nos jours, et représente par la négative (pratiquement tous les personnages sont joués par des femmes) l’homme comme poison de l’humanité. Chaque passage temporel s’accomplissant par l’idée géniale du meurtre par Conann de son soi plus jeune ; vision terrible de l’Histoire comme de la trahison répétée des idéaux de la génération précédente.

Par l’incursion des démons de l’Histoire dans l’histoire, le réalisateur fait probablement son film le plus ouvertement politique. Exemplairement, le segment européen à l’imagerie nazie présente un Conann dictateur mitraillant des capitalistes masqués. Dans sa dernière partie, le capitalisme est même assimilé au cannibalisme lors d’une géniale scène de pacte faustien : des artistes recevront une forte somme d’argent à condition d’ingérer le corps de Conann qui s’offre à la dévoration. Un Evangile déviant permettant à Mandico de révéler la nature profonde du mal qui ronge l’humanité jusque dans sa chair : un parasite – on le fait disparaître en l’ingérant, mais c’est lui qui nous dévore.