Celle que vous croyez, un magnifique jeu de miroirs au Rideau de Bruxelles

D’après le roman de Camille Laurens. Mise en scène, adaptation et coréalisation vidéo de Jessica Gazon. Avec Valérie Bauchau, Gaëtan D’Agostino, Jessica Gazon, Quentin Marteau et Benjamin Ramon. Au Rideau de Bruxelles. Crédit photo : Alice Piemme

Pendant que le public prend place, une situation ambiguë s’installe sur scène : exactement à mi-chemin entre réalité et fiction, des artistes sont en train de créer un spectacle tiré d’un roman. Est-ce bien le début de la pièce ? Il y a un problème technique, il semblerait. Est-ce que le spectacle a déjà commencé ? La voix de Valérie Bauchau se fait de plus en plus claire et dans la salle on comprend qu’il est temps d’écouter. Plus tard on comprendra qu’on assiste à une séance de l’atelier de théâtre d’un centre de santé mentale. Beaucoup plus tard, on trouvera que cette mise en abyme d’entrée du spectacle est absolument astucieuse.

Exactement comme si nous avions été invités à observer une étape du processus de création, nous voyons les comédiens, guidés par la metteuse en scène, s’approprier leurs personnages et construire les scènes, l’une après l’autre. Et voilà que Claire et Marc prennent vie dans ce jeu de miroir qui fait glisser la réalité dans la fiction. Une femme et un homme, une patiente et son psy.

Marc : Je voudrais comprendre
Claire : Mais qu’est-ce que tu veux comprendre au juste ?
Marc : Ce qui t’a poussé à vouloir mourir ? ou à te tuer ?
Claire : Voilà une belle réponse. Tu marques un point. (Silence). Comment vous appelez-vous ?
Marc : Marc.
Claire : Marc. Marc. Moi c’est Claire. Mais vous le savez… Vous me plaisez, Marc, et je suis d’accord avec vous : en chacun de nous, il n’y a que deux personnes intéressantes, celle qui veut tuer et celle qui veut mourir. Quand on les a identifiées toutes les deux, on peut dire qu’on connait quelqu’un.
Marc : (sourit et cherche la connivence) Bon et comment en arrive-t-on là ?
Claire : On ? Vous êtes gentil de vous inclure dans ce désastre. Par on, vous voulez dire nous ? Nous tous ? On, l’institution. On, les spécialistes. On, la société. Où a-t-on merdé ? C’est ça votre question ?
Marc : (sourire) Qu’est-ce que vous faisiez comme travail ?
Claire : Enseignante. En saignant aussi, quelquefois.

Claire a presque cinquante ans et crée un faux profil Facebook avec la photo d’une jeune fille brune et jolie pour séduire un jeune homme et se retrouve, quelque part, victime de son propre jeu. Elle est un personnage du roman de Camille Laurens – dans la réalité et dans le spectacle. Les deux femmes, comme les deux côtés d’une même pièce, sont incarnées par une incroyable Valérie Bauchau. Comme une mise en scène d’une femme et de son personnage, cette pièce nous surprend et nous interroge à coup de mises en abyme et d’autofiction, avec l’utilisation de la vidéo (très bien réalisée, un spectacle à part entière) et de l’écran.

La relation a la féminité et à la représentation que l’on donne de soi-même, au désir, à l’abandon, sont au centre de ce récit intrigant et envoutant. Le point de vue d’une femme de cinquante ans sur la question de la passion de la chair est d’un intérêt extrême dans une société où, malgré tous les pas en avant, on continue de stigmatiser la sexualité féminine et de voir la femme comme un objet sexuel, plutôt qu’un sujet sexuel. Jusqu’où on irait pour plaire aux autres ? Pour être vu, et surtout bien vu ?

Chapeau aux comédiens et à l’équipe tout entière pour ce travail dramaturgiquement et techniquement impeccable. On sort de la salle au bout de deux heures et demie avec l’impression d’avoir tout bien suivi, malgré l’intrigue complexe et le déroulement pas linéaire, mais on a aussi la sensation de ne plus reconnaitre ce qui, dans cette histoire, était vrai et était faux. Exactement comme une mise en scène du quotidien ou notre personnage que l’on crée sur les réseaux sociaux, et en général dans le virtuel, on perd le contact avec la réalité et on se laisse importer dans les différentes versions de l’histoire.

Qu’elles soient vraies ou fausses, ce n’est plus important.

Celle que vous croyez est un spectacle imposant et dense, riche, énorme. C’est une extraordinaire acrobatie, absolument bien réussie, qui nous amène dans un délire intime d’une femme qui pourrait être, ni plus ni moins, une histoire de folie ordinaire.

A propos Elisa De Angelis 55 Articles
Journaliste du Suricate Magazine