Canales et Pellejero : «  L’idée est d’avoir une liberté en tant qu’auteur »

Suite à la sortie d’Équatoria, seconde reprise de Corto Maltese par le duo, rencontre avec Juan Díaz Canales et Rubén Pellejero, respectivement scénariste et dessinateur de la série initiée par Hugo Pratt. L’occasion d’évoquer avec eux ce nouvel album, mais également leur méthode de travail et leur manière de se rapproprier une œuvre culte.

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Équatoria

Sous le soleil de minuit à eu de bons retours. Cela a-t-il été un soulagement, ou, au contraire, avez-vous ressenti de la pression en ce qui concerne ce nouvel album ?

Rubén Pellejero : Il est vrai que d’un côté nous avons pu travailler d’une manière plus confortable grâce à l’expérience acquise, mais il y a également eu plus de responsabilités. Avec Sous le soleil de minuit, les lecteurs pouvaient se dire qu’il ne s’agissait que de la première reprise par les nouveaux auteurs, et donc être moins exigeants qu’en ce qui concerne Équatoria.

Juan Díaz Canales : Il y avait le doute raisonnable de savoir comment le premier album allait être accueilli, vu que Corto Maltese est très lié à son auteur, Hugo Pratt. Il s’est finalement résolu de lui-même, car l’album a été très bien reçu, côté critique et côté public. Cela m’a offert une certaine tranquillité. Mais à chaque nouvel album, ce doute revient. Pour faire un parallèle, il m’arrive la même chose à chaque nouveau Blacksad. Je sais qu’il y aura des attentes de la part des lecteurs, qui vont faire des comparaisons avec les tomes précédents, qui auront envie de voir le héros dans certains lieux, dans certaines situations… Il y a toujours une espèce de tension créative, mais c’est une bonne chose. Ça aide à être attentif et dynamique du côté de la narration.

Équatoria se situe en 1911, soit avant Sous le soleil de minuit, et avant La ballade de la mer salée. Pourquoi ce choix ?

Juan Díaz Canales : Il y a des espaces laissés blancs dans la chronologie du personnage, situés entre sa jeunesse et La ballade de la mer salée. La première décennie du vingtième siècle est ainsi laissée vide, ce qui nous permet d’essayer d’y raconter des histoires, pour ne pas entrer en contradiction avec la chronologie officielle de l’univers de Corto Maltese.

Comment s’est fait le choix de situer une partie de l’aventure en Afrique équatoriale ?

Juan Díaz Canales : Le point de départ de l’album vient de l’envie de changer complètement d’ambiance vis-à-vis de Sous le soleil de minuit, d’aller à l’autre coin du monde. Nous passons du Grand Nord enneigé à l’Afrique tropicale, ce qui crée un contraste fort. Il s’agit moins de chercher l’originalité que de trouver des endroits intéressants. Il ne faut pas oublier que la série parle d’un aventurier qui sillonne le monde entier. On ne peut pas non plus laisser l’aspect visuel de côté.

Rubén Pellejero : À la sortie du premier album, nous avions envie de changer de décor, évidemment. Je me souviens que nous évoquions déjà Henry de Monfreid comme une piste possible pour l’histoire du tome suivant. C’est un peu là que tout à commencé, non ?

Juan Díaz Canales : Si. Rubén m’a parlé de cet écrivain qui était en Afrique à l’époque. Pratt en était d’ailleurs très amateur. Je me souviens que Rubén souhaitait également situer une partie de l’aventure dans une ville exotique. Nous avons choisi Alexandrie.

Cette nouvelle aventure aborde des sujets forts. Comment les avez-vous choisis ?

Juan Díaz Canales : Il est toujours passionnant d’explorer des faits qui se sont déroulés il y a plus d’une centaine d’années mais qui entrent en résonance avec notre actualité. Par exemple, l’histoire se passe en Équatoria, une région du Sud du Soudan qui est actuellement en pleine guerre civile. Nous évoquons également une révolte djihadiste assez similaire à ce qu’il se passe actuellement en Syrie… Les sujets restent d’actualité. Il est important que le récit, en plus de sa dimension d’aventure, puisse nous permettre de réfléchir.

D’autant que Corto donne l’impression de se laisser porter par les différentes aventures qui s’offrent à lui. Il doit être difficile de retranscrire cette sensation…

Juan Díaz Canales : C’est l’un des aspects majeur du personnage. Il est très contradictoire. Parfois, il est enragé et capable de se mettre en action, d’aider les plus faibles, mais en même temps il est très individualiste. Cela fait que l’on a quelquefois l’impression qu’il à plus un rôle de témoin. Il faut donc toujours trouver l’équilibre et ainsi ne pas être manichéen. Les histoires sont critiques dans leur manière d’exprimer certains conflits, et il faut donc veiller à utiliser cela comme un grand arc narratif lors de l’écriture du scénario. Après, il faut également trouver des personnages forts qui peuvent entrer en contradiction, ce qui permet de mettre en lumière une certaine face cachée de l’être humain.

Le rythme de vos albums diffère quelque peu de ceux de Pratt, en cela qu’il est un peu plus rapide…

Juan Díaz Canales : Forcément. La façon de faire de la bande dessinée a évolué donc, d’une manière naturelle, on note certains changements vis-à-vis de la manière de faire d’Hugo Pratt. Il est mort en 1995, soit il y a plus de 20 ans. Nous avons donc un peu actualisé le personnage, ce qui est normal. J’imagine que pour un jeune lecteur actuel, il est plus abordable d’ouvrir un de nos albums plutôt que de commencer directement par ou Les Helvétiques, qui sont plus compliqués.

Les personnages réels

Comme souvent, on retrouve ici des figures célèbres ayant réellement existé. À quel moment de l’écriture entrent-ils en jeu ?

Juan Díaz Canales : Il est difficile de s’en souvenir, car le procédé d’écriture passe par une première étape de documentation. Il faut beaucoup lire. Tu as un tas de bouquins sur ta table, mais tous ne seront pas forcément utilisés. Au final, certains peuvent ne pas coller avec l’histoire, mais cette recherche permet de découvrir une multitude de personnages et d’évènements historiques. Il faut donc une idée générale, qui sera alimentée par la lecture de romans, de livres d’histoires et par des recherches sur Internet. À la fin, le plus compliqué est de trouver le bon équilibre, d’éviter les clins d’œil et l’anecdotique, et aller directement au récit.

Comment sélectionnez-vous les personnages que vous allez garder ?

Juan Díaz Canales : Par leur intérêt. Le parti pris n’est pas d’avoir forcément de personnages non fictifs. L’espèce de révolution avortée de manière très violente racontée dans Équatoria est vraie. Le lieutenant Meinertzhagen, au nom imprononçable (rires), est réel. On m’a offert ses Mémoires et j’y ai découvert un personnage intéressant, très contradictoire. Cependant, il n’est pas important pour le lecteur de savoir s’il a vraiment existé ou non. Il faut avant tout que le personnage soit fort et crédible.

Nous retrouvons également la figure du poète, ici personnifiée par Constantin Cavafis. Pourquoi ?

Juan Díaz Canales : La poésie est très importante dans les histoires de Corto. C’était depuis toujours l’une des revendication de Pratt. Pour moi, la présence de la poésie apporte le côté rêveur indissociable du personnage, qui entre parfois en contradiction avec des faits réels plutôt durs. Ce contraste est on ne peut plus intéressant au niveau narratif.

Pour vous, Rubén, cela constitue-t-il un défi de devoir représenter des personnages réels ? Essayez-vous d’y être fidèle ?

Rubén Pellejero : Mon style passe avant. Pour exemple, le personnage le plus évident est Winston Churchill. Juan m’a envoyé des images et j’ai effectué mes propres recherches, puis j’en ai fait une stylisation. Pareil pour Cavafis. Après, pour d’autres protagonistes, comme Aïda, je ne me suis pas inspiré d’images existantes, pour faire de personnages réels des personnages de bande dessinée.

Un travail d’échange

Vous restez très fidèle à l’œuvre originelle de Pratt, tout en trouvant vos marques . Comment faites-vous pour trouver l’équilibre ?

Juan Díaz Canales : Il faut être respectueux avec les personnages et l’univers créé par Hugo Pratt. Pousser jusqu’à reproduire les plus petits détails de son œuvre serait inutile, car lui-même a beaucoup évolué avec les années. Les références varieraient ainsi d’un album à l’autre. La seule limite que l’on s’impose, c’est de rester fidèle à l’esprit de la série.

Rubén Pellejero : En même temps, l’idée est d’avoir une liberté en tant qu’auteur. C’est le plus important. Au final, je travaille comme je peux le faire habituellement. Bien sûr, je reprends des éléments du dessin de Pratt, comme le visage et les postures de Corto, mais au fond, ça reste mon dessin. Tout est question de mélange, il n’y a pas de formule. Aller sur le chemin de la simple copie m’est impossible.

Juan Díaz Canales : Il y a toutefois des éléments incontournables. Par exemple, du côté littéraire, il faut veiller à respecter la cohérence historique ainsi que la chronologie du personnage, tout en mêlant aventure et onirisme. Ce sont des bases très génériques qui laissent un espace de liberté. C’est la même chose niveau dessin, tant celui de Pratt était libre.

La couverture des éditions couleurs de Sous le soleil de minuit présentait Corto en contrejour, alors que celle d’Equatoria le montre de plein pied. Est-ce un moyen de signifier votre affirmation sur la série ?

Juan Díaz Canales : Tout à fait. Rubén, tu peux nous en parler ?

Rubén Pellejero : Pour le premier album, nous avons beaucoup discuté du choix de la couverture. Souvent, celles de Pratt reprenaient des images agrandies de l’intérieur des albums, donc nous avons gardé cette optique pour la couverture officielle. Pour Équatoria, j’ai choisi de travailler plus sur l’ambiance, pour que le lecteur aie une information plus claire d’où se passe l’histoire.

Comment faites-vous pour concevoir vos albums à deux ?

Juan Díaz Canales : Nous travaillons par étapes, et à chacune d’elle nous mettons nos idées en commun. Le premier brainstorming permet de choisir l’histoire et son emplacement géographique. Ensuite, je réalise un séquencier avec les dialogues, puis, après un nouvel échange, je fais l’ensemble du scénario. Là encore, nous échangeons pour voir s’il faut changer certains éléments ou non.

Le scénario comporte-t-il un découpage ?

Juan Díaz Canales : Oui, du moins un brouillon, mais Rubén sait qu’il a une liberté totale. La plupart de mes suggestions sont respectées, mais c’est à lui de visualiser la partie graphique et d’effectuer les changements qu’il juge nécessaire.

Rubén Pellejero : L’avantage, c’est que Juan m’envoie le scénario fini, ce qui me permet de bien connaître toute l’histoire. Je réalise alors un storyboard, puis nous discutons de chaque séquence. C’est très important. Souvent, on se demande ce que fait le scénariste et ce que fait le dessinateur. Il y a des éléments qui ne sont pas précisés dans le scénario, comme les cadrages ou l’utilisation qui sera faite des ombres. Je recrée donc l’histoire au niveau visuel, ce qui participe pleinement de la narration.

Juan Díaz Canales : Il serait bête pour moi de détailler la composition dans ses moindres détails, car je sais que Rubén sera beaucoup plus doué dans ce domaine. Il a donc le champ libre, ce qui donne plus de force à ce que j’ai envie de raconter.

Rubén Pellejero : Cela permet aussi de visualiser l’émotion de certains passages, qui peut être difficile à décrire dans le scénario, et qui passe donc par le dessinateur. Comme nous avons une grande liberté de mouvement Juan et moi, nous essayons à chaque fois de trouver la meilleure manière de faire.

Malte est personnifiée par une femme. Cela se trouvait-il dans le scénario, où est-ce une idée du dessinateur ?

Rubén Pellejero : La question ! (rires) On nous la pose beaucoup. Parfois, Juan à la gentillesse de raconter comment nous avons fonctionné. Dans le scénario, Corto parlait à l’île de Malte. Au moment d’envoyer mes layouts, j’ai suggéré l’idée d’en faire un personnage féminin, et Juan m’a suivi. Cela reflète un peu notre philosophie de travail sur la série, soit ne pas être hermétique à l’autre et laisser de la place aux discussions. Les idées sont bienvenues de chaque côté. Il nous faut une part de liberté créative, c’est primordial.

L’album sort simultanément en couleur et en noir et blanc. Vers quelle version va votre préférence ?

Rubén Pellejero : (rires) Il n’y a pas de préférence. J’aime beaucoup la version en noir et blanc, mais aujourd’hui le public a également besoin d’albums en couleur. Chaque version à son lectorat, et sa propre lecture. La couleur permet de rajouter des éléments imperceptibles autrement, notamment au niveau de la lumière. Elle aide à faire comprendre le jour qui passe. En même temps, le noir et blanc à une grande force. Il a une relation, une histoire d’amour particulière avec Corto Maltese, dans la mesure où ceux qui le connaissaient déjà se rappellent de premières aventures dans ce style.

Vous publiez également une histoire courte de Corto Maltese dans Pandora. Comment est né ce projet ?

Rubén Pellejero : L’éditeur me l’a proposé. J’ai alors émis l’idée de faire quelque chose en couleur directe, en hommage aux histoires courtes d’Hugo Pratt, puis nous sommes partis là-dessus.

Pourra-t-on voir un prochain tome de Corto Maltese dans ce style ?

Rubén Pellejero : Non, du moins pas pour l’instant, car le travail en couleur directe est trop différent.

Les projets futurs

Peut-on attendre d’autres albums de la série de votre part, et si oui, avez-vous déjà des idées ?

Juan Díaz Canales : Oui et non. (rires) L’idée est effectivement de poursuivre notre travail sur la série, car c’est pour cela qu’on nous a appelés. Nous allons donc continuer à nous amuser, à nous réjouir, de créer de nouvelles histoires de Corto. Pour l’instant, nous sommes en train de réfléchir à des pistes pour le prochain album. Le fait de faire la promotion de celui-ci nous permet de passer beaucoup de temps ensemble et d’organiser plusieurs brainstormings concernant la prochaine aventure du personnage qui sortira, si tout va bien, d’ici deux ans.

Avez-vous également d’autres projets, chacun de votre côté ?

Juan Díaz Canales : Oui. Je vais continuer mon travail sur Blacksad. L’idée est de faire un nouveau diptyque qui retournerait à une histoire plus urbaine, à New York. Je suis en train d’en écrire le scénario, même si ce n’est pas pour tout de suite, car cela dépend également de la disponibilité de Juanjo Guarnido [dessinateur de la série, NDLR]. Il est actuellement sur un autre album, même s’il est bien avancé. J’écris également un nouveau projet avec ma femme, Teresa Valero. Il sera dessiné par Antonio Lapone et devrait sortir vers la fin de l’année prochaine. Si jamais je trouve du temps, ce qui s’annonce compliqué, je souhaiterai également continuer ce que j’ai commencé l’année dernière avec Au fil de l’eau, c’est à dire ma carrière solo. C’est une envie que j’ai depuis toujours, compte tenu du fait que ma formation est celle d’un dessinateur, même si je n’ai fait que du dessin animé pendant des années, et que je n’avais jamais eu auparavant le temps ou l’occasion de réellement le faire.

Rubén Pellejero : Pour ma part, je travaille sur Barcelona, une série pour Dupuis prévue en trois albums. Elle est très différente de ce que j’ai pu faire jusqu’à présent. Il s’agit d’un polar qui se situe après la guerre civile et que je réalise en collaboration avec deux dessinateurs. Je m’occupe en quelque sorte de la direction artistique, en réalisant le découpage et les crayonnés.

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