« Un ennemi du peuple » révèle une vérité qui dérange

© Christophe Urbain

D’Henrik Ibsen, adaptation et dramaturgie de Jean-Marie Piemme, avec Sarah Ber, Pedro Cabanas, Marcel Delval, René-Claude Emery, Michel Lavoie, Nicolas Luçon, Emilie Maréchal, Denis Mpunga, Joséphine de Weck et les enfants Nicolas Roz, Jules Millard. Du 14 mars au 25 mars 2023 au Théâtre de l’Océan Nord.

Dans un intérieur sans faste, deux femmes et un homme. Peter Stockmann, le préfet, entre et devise avec Hovstad, journaliste au « Messager du peuple ». Tous deux se félicitent de la bonne santé de l’établissement de bains qui fait la richesse de la ville. Tomas, le frère du préfet, médecin, est l’un de ses principaux employés et le garant de la qualité des soins offerts aux curistes.

Arrive justement Tomas. Peter qui a appris que le médecin a rédigé un article sur les bonnes conditions d’hygiène de l’établissement, le pousse à le publier. Mais celui-ci préfère attendre que « tout soit normal ». Après le départ du préfet, la lecture d’une lettre très attendue lui confirme ses suspicions : « l’établissement tout entier est une fosse à merde ». L’analyse des eaux indique en effet la présence de matières organiques en décomposition, de bactéries. Il faudra changer les canalisations et il prépare un rapport au conseil d’administration et envisage un article dans « Le Messager » parce que le public doit être averti.

Tout de suite, il se voit assuré du soutien du journaliste qui voit dans cette affaire l’occasion « de faire tomber la clique au pouvoir » pour servir la cause du peuple. Son imprimeur, représentant des petits propriétaires immobiliers et, accessoirement, de la société de tempérance, lui assure également l’appui d’une « majorité compacte » de la bourgeoisie.

Mais Peter revient à la charge, le coût des travaux est estimé à plusieurs centaines de milliers de couronne et leur durée à plus de deux années. Dans le contexte de la concurrence des villes voisines, cette perspective reviendrait à faire couler la station thermale. Le préfet estime dès lors qu’il est de l’intérêt public de taire ce rapport. Tomas refuse, le ton monte (à la limite du supportable), ils en viennent aux mains. Katrine conseille à son époux de laisser tomber pour éviter de retomber dans la dèche mais le médecin s’obstine à accomplir son devoir de citoyens.

Peter rallie, par la menace et la corruption, le journaliste et son imprimeur à sa cause. Au nom de leurs intérêts propres, le peuple et la bourgeoisie se liguent contre le médecin jugé irresponsable, leur portefeuille parle plus fort que la catastrophe annoncée. Ils sabordent le projet de conférence que Tomas met en place pour alerter les citoyens et obtiennent qu’il soit déclaré « ennemi du peuple ».

Outrée par tant d’injustice, Katrine soutient finalement son mari qui est licencié, tout comme sa fille, exclu de son logement, privé de sa patientèle. Peter lui propose néanmoins de retrouver son poste à condition de publier un démenti mais il lui rétorque : « un homme libre n’a pas le droit de se cracher lui-même au visage ». Il décide de rester et de se battre, conscient que « l’homme le plus fort du monde est celui qui est le plus seul ».

Les comédiens sont survoltés, défendant leur personnage, leur enthousiasme ou leur réprobation, avec force et pugnacité. Le metteur en scène, Thibaut Wenger joue avec les limites du texte sans prendre parti, attirant l’attention sur l’ambivalence du personnage du médecin, idéaliste et orgueilleux, dont on ne sait s’il a raison ou s’il cherche seulement qu’on lui donne raison.

Henrik Ibsen publie Un ennemi du peuple en 1882, une époque où les termes écologie, néolibéralisme ou lanceur d’alerte n’existaient pas dans le sens où on les comprend aujourd’hui. L’auteur norvégien fustige l’esprit petit-bourgeois de la Norvège de la fin du XIXe siècle rêvant d’émancipation mais attaché à son confort et incapable de passer aux actes mais sa pièce nous pousse à tourner le regard vers le présent. La violence est la même et le duel entre la raison et le profit, les luttes de pouvoir et d’influence, toujours de mise.