« Toute une moitié du monde », hommage aux oublié(e)s

Titre : Toute une moitié du monde
Autrice : Alice Zeniter
Editions : Flammarion
Date de parution : 31 août 2022
Genre : Roman

« La littérature est toujours engagée, même si elle est « naïve », c’est-à-dire qu’elle ne s’en doute pas. » emprunte Alice Zeniter à Michel Butor. C’est durant le confinement, contexte propice aux doutes, que Toute une moitié du monde voit le jour, sous la forme d’une pensée discrète : « Pourquoi je lis ? ». Et de cette petite graine plantée dans l’esprit de l’autrice, pousse un arbre qui se dresse comme un constat ; dans l’expérience de la littérature, il n’y a pas de place pour les minorités. S’il n’y a pas de place pour toute une moitié du monde, il est grand temps de réfléchir à l’engagement de cette littérature comme reflet du système dans lequel nous évoluons.

À la question « Pourquoi je lis », Zeniter répond ; « pour m’évader ». La littérature permet de vivre des aventures incroyables sans bouger, par la seule force de l’imagination autorisant l’identification du lecteur à un personnage fictif. Sur la quatrième de couverture, Zeniter nous confie : « Ce que je cherche, sans doute, depuis le début, en tant qu’écrivaine ce sont des récits qui me permettent d’entrer en relation avec des êtres qui me sont inconnus et me deviendront proches… ». Mais ce processus d’identification ne profite-t-il pas à un groupe déjà privilégié, dès lors que la majorité des personnages de fiction sont des hommes, blancs, cisgenres ? La question se passe de réponse. Alors, nul ne semble encore s’étonner que la représentation de la femme en littérature soit construite à partir du regard de l’homme, que les désirs qu’on lui prête semblent correspondre aux fantasmes masculins. Le constat est amer et ne va pas en s’arrangeant.

En l’entendant parler de sa condition d’autrice dans un monde d’auteurs, on  ne peut s’empêcher de ressentir de la honte, voire du dégoût. Rapportant les propos injurieux tenus par le directeur littéraire de son ancienne maison d’édition – mais légitimés par le ton de la « boutade » qu’il emploie – Zeniter lève le voile sur un domaine encore particulièrement machiste.

Bien qu’elle aborde très largement des sujets moins « politisés » – la place du personnage ou encore le pouvoir magique de la littérature qui crée de l’émotion à partir de mots –, elle en revient toujours d’une manière ou d’une autre à cette moitié du monde que la littérature ignore, à cette nécessité de créer de nouvelles relations. L’autrice qui s’est fait connaître grâce à l’Art de perdre, n’est bien sûr pas la première à rendre publique sa relation avec l’écriture – Stephen King, pour ne citer que lui, s’était aussi essayé à l’exercice. Entre une compilation de pensées éparses, agencée comme une promenade réflexive, et presque une forme d’activisme littéraire – agrémenté d’une bonne dose d’humour en note de bas de page – Toute une moitié du monde devient une œuvre singulière, indispensable à tous les écrivains mais surtout aussi à tous les lecteurs. Un must-read de la rentrée littéraire, avec le Récitatif de Toni Morrison, qui semble lui faire écho.