« Récitatif », un accord bouleversant

Titre : Récitatif
Autrice : Toni Morrison
Editions : Christian Bourgois
Date de parution : 18 août 2022
Genre : Nouvelle

En partisane d’une littérature qui érige des ponts, une littérature qui fait cohabiter les mondes et recentre les vies en marge, Toni Morrison pratique l’art de la transmission. Dans cette nouvelle publiée dans une anthologie de la littérature afro-américaine en 1983 et qui fait pour la première fois l’objet d’un livre à soi, il est question d’un lien qui se tisse entre l’univers du lecteur et celui de l’histoire, entre deux jeunes filles qui se ressemblent dans leur altérité.

Plus puissant que la différence, c’est l’indifférence qui les rapproche. Toutes deux placées dans un orphelinat, elles souffrent de l’absence de figure parentale : la mère de l’une danse, tandis que l’autre est malade. Ensemble, elles envient les orphelins qui, eux, n’ont pas été abandonnés. Seulement l’une est noire et l’autre est blanche, dans une Amérique marquée par la ségrégation. Le tour de force de Toni Morrison, c’est alors de ne jamais révéler qui est laquelle. Comme le mentionne Zadie Smith, dans sa postface ; C’est « une nouvelle qui est une énigme, donc – un jeu. À ceci près que Toni Morrison ne joue pas. Quand elle qualifie Récitatif d’ « expérience », elle est sincère. L’objet de l’expérience, c’est le lecteur ».

Et c’est réussi. On essaye de déjouer le mystère, sans jamais trouver la réponse. Notre curiosité nous démange puis, à force de gratter, nous irrite. On en devient presque honteux de vouloir savoir et, subtilement, tout est fait pour qu’on en ait envie. Alors qu’on guette le moindre indice – un nom, un geste, une parole – Toni Morrison, tapie dans l’ombre du récit, nous confronte à nos propres préjugés. Elle nous propose de réfléchir à ce qui, dans la différence, sert la lutte et ce qui la dessert. En seulement une cinquantaine de pages, le prix Nobel balaye les thèmes qui lui sont chers : la place de la femme, les questions raciales, la violence, la pauvreté. Par le souvenir d’un évènement tragique que les personnages se remémorent adulte, elle critique la fabrication d’une histoire – petite ou grande – qui est toujours le produit d’une mémoire malléable.

Mais Récitatif, de par sa petite taille, aurait pu ne jamais s’affranchir des publications sporadiques dans les anthologies ou revues engagées – les francophones pouvaient la découvrir en 2019 dans America – si l’éditeur Christian Bourgeois ne s’en était pas emparé. Et ce qui justifie une véritable publication en livre de cette nouvelle, c’est notamment la lecture qu’en fait l’écrivaine anglaise Zadie Smith. Son analyse, étalée dans une postface qui fait la taille de la nouvelle, éclaire magistralement les questionnements qui traversent le récit. Cette édition de Récitatif est une œuvre complète et complexe qui traverse nos corps et s’imprime dans nos esprits.