Cinéma belge, le déboire dans la peau – Analyse d’une crise identitaire

Régie publicitaire, IAD, assistant-réalisateur, séries, making-of, … Laurent Cavallotto dispose, à seulement 28 ans, d’une expérience conséquente dans le milieu du cinéma en Belgique. Il a pu explorer sa beauté mais aussi ses travers et ses contradictions. Autopsie d’un cinéma sous perfusion permanente.

Olivier Eggermont : Bonjour Laurent. Tout d’abord, peux-tu nous expliquer quel a été ton lien d’entrée dans le monde du cinéma qui a la réputation d’être un monde plutôt fermé ?

Laurent Cavallotto : Il est vrai que le cinéma est un monde plutôt fermé et dès mes premières envies de vouloir en faire partie, je m’étais préparé à cette hypothèse que je ne puisse jamais l’intégrer. N’ayant aucun membre de ma famille dans le milieu, je devais passer par d’autres moyens. En premier lieu, grâce à une amie de secondaire, dont les parents avaient des contacts, j’ai fait de la régie sur quelques publicités. Ce qui m’a donné envie de faire l’IAD (ndlr : l’Institut des Arts de Diffusion). Dès ma première année, via le biais de la pub, et de mes quelques jobs en tant que modèle, j’avais des contacts privilégiés avec certains tournages dont un énorme qui s’était déroulé en 2015 et qui s’appelle Eternité. Le casting comptait Bérénice Bejo, Mélanie Laurent, Audrey Tautou, un truc énorme à plusieurs millions. Afin de me faire une place et maximiser mes chances d’intégrer ce milieu, avec beaucoup d’audace, je leur ai proposé de faire le making-of de manière bénévole. C’était une opportunité, une brèche. Ils ont accepté.

O.E. À ce moment, tu tournes le making-of du film mais tu rencontres vite certains problèmes.

L.C. J’étais en lien avec la production belge qui m’avait donné carte blanche et j’avais plus de 3000 vidéos de rush (ndlr : des vidéos brutes dans le jargon). Cependant, au moment où j’allais entamer le montage à la fin du tournage, la production belge a essayé de me la mettre à l’envers et tout d’un coup, ils m’ont envoyé un contrat de cessation des droits à l’image. En l’épluchant, je me suis vite rendu compte qu’ils voulaient que je cède tous les droits sur mes images, mon travail. J’ai refusé en expliquant que le deal de base c’était que je travaille bénévolement mais que je puisse aller au bout du travail. Encore maintenant je m’étonne de mon tempérament à ce moment-là. J’ai alors demandé à la production française d’attendre d’avoir une première démo de mon making-of et que si la première démo ne leur plaisait pas, je leur donnerais toutes les images. Au final, ils ont beaucoup aimé la première démo et un jour après la leur avoir envoyée, ils m’ont pris un Thalys pour aller rencontrer la production française à Paris. La productrice exécutive en France a été très honnête. Elle m’a expliqué qu’ils avaient perdu tous moyens de promotion du film (Cannes refusé, …) et m’a dit qu’ils avaient besoin de mes rushs. Par contre, vu qu’ils avaient aimé ma démo, ils m’autorisaient à faire le montage en entier. Finalement, ils ont beaucoup aimé ce que j’ai fait et mon montage s’est retrouvé dans le DVD.

Cela peut paraitre anecdotique mais cela a réellement été ma porte d’entrée car 3 ans plus tard, au sortir de mes études, j’ai recontacté la production qui m’a directement ouvert les portes en me proposant un stage avec un premier assistant. Aujourd’hui, je travaille sur quasi tous les films avec lui.

O.E. Vu de l’intérieur, comment juges-tu le cinéma belge ?

L.C. Je dirais qu’il y a deux mondes dans le cinéma belge. Un monde qui n’a pas de moyens et un autre entièrement subsidié qui arrive à produire des films à moindre coût. Un producteur m’a un jour raconté qu’en allant en France, les producteurs français leurs faisaient la morale en leur expliquant que les conditions de travail imposées était occupé à détruire le cinéma en Belgique. Ils parlaient en l’occurrence de productions subsidiées par la RTBF. Je n’ai jamais travaillé pour la RTBF mais les récits qu’on m’en raconte sont scandaleux. Des contrats vus en rabais. Des durées de tournage largement insuffisant et donc des heures de travail démesurés menant parfois à des accidents liés à la fatigue. Tu ruines clairement ta santé pour ne rien gagner derrière. On nous apprend d’un côté les codes du travail mais ensuite tu te retrouves face à une réalité où ce code du travail n’est pas du tout respecté. Je ne veux pas leur jeter la pierre car c’est un problème systémique. Il faut se rendre compte que si ces productions respectaient à la lettre le code du travail, on ne ferait plus de film. Je pense en revanche qu’il y a une nuance entre se permettre des écarts (avec l’accord des techniciens) et bafouer nos droits au prétexte de la « Culture ». Pour situer un peu le problème. Comment explique-t-on qu’on remplisse des feuilles d’heures pouvant aller de 50 heures à 80 heures par semaine ? Et que dans un C4, l’état ne reconnaisse que 38H semaine ? Sans parler du « statut dit d’artiste » qui est encore loin d’être un « statut ». Je pense que le cinéma belge à d’énormes qualités, de très bons techniciens et que ces défauts ont pu être sa force mais il aurait tout à gagner d’améliorer les conditions d’emploi ! Que ça soit par l’employeur ou par les aides sociales.

O.E. Pourtant, notre cinéma est reconnu mondialement.

L.C. C’est vrai, mais est-ce les films actuels qui permettent cette reconnaissance où des films d’il y a 20 ans ? Parle-t-on de cinéma francophone ou de cinéma flamand ? Il y a selon moi un énorme paradoxe dans le cinéma belge. Comment explique-t-on que les réalisateurs à succès des dernières années, quittent le pays pour se tourner vers des productions françaises voire américaines ?  Je pense qu’ils vont là-bas car c’est plus attractif. Ils ont de meilleurs salaires et de meilleurs moyens. Comment un réalisateur est-il supposé se débrouiller quand une partie de son équipe technique ne peut aller au bout de leurs capacités car les productions n’ont pas assez d’argent ? Pendant les tournages, on se demande vraiment ce que c’est que ce bordel. J’ai vécu un tournage où on nous a dit qu’il n’y avait pas les moyens de nous payer nos heures supplémentaires. Et on fait quoi avec ça ? Je suis supposé travailler gratuitement ou alors me limiter à ce qu’on peut me payer ? Que je sache, quand on fait venir un plombier, on ne lui demande pas de refaire toute la maison si l’on a que l’argent pour une salle de bain. Pourquoi ça serait le cas dans le cinéma ? Pour « l’amour de la culture » ? Parce que c’est ça qu’il nous arrive d’entendre… Certes c’est un métier de passion. Mais est-ce pour cela qu’on doit accepter de le faire gratuitement ?

O.E. Beaucoup de réalisateurs débutent en tant qu’assistant-réalisateurs. C’est une bonne condition ça, assistant-réalisateur ?

L.C. L’assistanat, c’est un tremplin mais tu peux vite être pris dans la spirale de l’assistanat et ne pas avoir le temps de faire de la réalisation derrière. Il faut bien manger à un moment donné et écrire un film, prend du temps. Alors que, si on regarde dans l’histoire du cinéma, la plupart des grands réalisateurs ont commencé assistant avant de devenir réalisateur. J’ai fait trois ans d’assistanat en écrivant un court métrage en parallèle. C’est très compliqué. Dans l’assistanat, on fait un nombre d’heures illégal. Il m’est arrivé de faire des semaines à 90h. Nous travaillons un peu comme des saisonniers donc nous travaillons trois mois puis plus du tout pendant quelques temps, et ce, de manière plutôt périodique. Quand on finit un film, on est cassé. Comment avoir cette énergie pour à la fois lier l’assistanat et l’écriture ? Pour avoir essayé, je ne vois pas de solution parfaite. Pour revenir sur les conditions des assistants. Un jour, on m’a proposé d’être premier assistant, c’était 4 mois de travail payés 4.000€ sur la totalité des 4 mois. Comment je suis supposé faire pour payer mon loyer ? Je constate aussi une certaine ubérisation de notre travail puisque souvent on ne te déclare plus l’entièreté de la période mais uniquement les jours où l’on a eu besoin de toi. On m’a un jour proposé de me déclarer une semaine de travail mais où je ne travaillerais que des demi-jours durant 2 semaines. Et je devais me tenir à disposition. Donc je devais me rendre disponible deux semaines, mais je n’étais payé que pour une. Rien que d’en reparler, ça me crispe. Si tu as l’amour du cinéma, tu rémunères correctement le personnel.

O.E. Et quel est le processus pour faire un film et arriver à le faire sortir en Belgique ?

L.C. En Belgique, soit tu fais ton film en freelance et tu mets donc uniquement ton argent (ce qui coûte très cher) soit tu passes par un producteur via une maison de production. Je m’étais lié d’amitié avec une productrice exécutive sur une grosse série au Luxembourg et en Suisse. Elle m’a suivi pendant de nombreux mois lorsque j’écrivais mon court-métrage et à un moment, elle m’a dit que je devais viser la Commission Cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles. On est passé une première fois devant eux. Ça a duré 20 minutes, en Zoom à ce moment-là. Cela a été très intéressant malgré tout ! Chaque personne commence par se présenter à une vitesse phénoménale, chacun te pose une question, tu y réponds le plus vite possible. J’ai été recalé en première Commission. Mais les retours que j’ai eu étaient très complets. Ce sont des personnes qui savent de quoi ils parlent malgré qu’ils ne soient pas payés mais uniquement défrayés. Il faudrait voir si c’est toujours d’actualité, je ne suis pas certain. C’est un très long parcours pour récupérer du financement pour un film… Il y a très peu de budget alloué.

O.E. Ce qui a changé la donne, c’est l’arrivée des plateformes. Beaucoup leur reprochent d’apporter une précarité supplémentaire dans le monde du cinéma.

L.C. C’est ce que je pensais aussi mais une productrice exécutive que je connais m’expliquait qu’avec Netflix, l’avantage c’est qu’ils te donnent le cash directement. Pas besoin de démarcher toutes les commissions possibles. C’est clair, le budget est défini et on doit se débrouiller avec ça mais tu es payé plus correctement qu’avec la RTBF

O.E. Du coup, si je simplifie, le cinéma belge a le choix entre garder son identité ou sa viabilité financière ?

L.C. Tout à fait. Les films qui sont subventionnés en Belgique sont, pour moi, des films de qualité. Mais beaucoup de réalisateurs de talent n’arriveront jamais à produire un film à cause des règles de financement Avec Netflix par contre, tu deviens un exécutant et tu n’as rien à dire sur le produit final. Il y a une standardisation du produit final qui répond à l’envie du public. Ils t’imposent des comédiens, qui parfois ne viennent pas du cinéma mais des influenceurs, uniquement parce qu’ils génèrent des « vues » sur les plateformes.

O.E. S’il y avait une priorité pour faire en sorte que le cinéma belge puisse devenir viable et puisse garder son identité ?

L.C. Je ne comprends pas qu’on n’aille pas plus vers le privé. Une réalisatrice avec laquelle j’avais travaillé avait été chercher des sponsors et avait obtenu 70.000€. Additionné aux commissions, elle avait un budget tout à fait raisonnable pour faire son film. Je ne comprends pas qu’on n’arrive pas à combler les trous grâce à ça. Le tax shelter, c’était une bonne solution mais il faut maintenant plus d’ouverture vers des sources de financement différentes. Nous avons aussi un gros problème de diffuseurs et de salles en Belgique. En France, si je ne dis pas de bêtises, les salles UGC ne peuvent pas diffuser plus de 50% de films étrangers. Chez nous, les films belges restent deux semaines à l’affiche pour faire plaisir et ensuite ils sont retirés. Combien de fois n’ai-je pas pu aller voir un film sur lequel j’avais travaillé parce qu’il a été retiré aussi vite qu’il n’est apparu ? Personnellement, l’idée de quitter la Belgique me traverse moi-même de plus en plus l’esprit, pour toutes ces raisons…

O.E. Si tu devais citer un réalisateur belge qui a été une inspiration ?

L.C. Joachim Lafosse. Je ne le connais pas personnellement mais un jour j’ai trouvé son mémoire à l’IAD. Je l’ai dévoré. Je l’ai toujours chez moi d’ailleurs. C’est le cinéma tel que je l’aime : réfléchi, sur des personnages profonds.

O.E. Si tu devais citer un film belge qui t’a influencé ?

L.C. Je pense que « Rundskop – Tête de Bœuf » a été un réel choc pour moi. On nous l’avait montré en cours de néerlandais.

O.E. Et au niveau international ?

L.C. Call me by your name. C’est un cinéma comme on en fait quasi plus. Pour moi, le réalisateur fait de la peinture dans ses films. C’est sensible, authentique, sans fioritures…

O.E. Un réalisateur international qui a été un modèle pour toi ?

L.C. Il y en a beaucoup mais je dirais Tarkovski. Plus par ses livres que ses films d’ailleurs. Ses films je ne les ai jamais compris. Ils ont d’ailleurs mis en évidence une lacune de sensibilité pour la poésie. Ses films ne se comprennent pas. Or je cherchais absolument à y trouver du sens, plutôt qu’à ressentir. Sa philosophie du cinéma, c’est ce que j’aime le plus. Pour moi, toute personne qui s’intéresse au cinéma devrait lire « Le Temps Scellé ».

O.E. Un acteur avec qui tu voudrais absolument tourner un jour ?

L.C. Bonne question. Je n’ai pas forcément envie de tourner avec un acteur, c’est plus le scénario qui induit le comédien. En plus, comme j’ai vu l’envers du décor, que j’ai vu comment sont les acteurs et ce qu’ils dégagent, ça change la donne. Après, j’aime cette idée de prendre un acteur complètement inconnu et même de faire du casting sauvage. Pour moi, comédien c’est un métier à part entière mais des films ont montré l’inverse. Jouer, ça pourrait être à la portée de tous si la personne est bien dirigée et que le scénario est compréhensible et cohérent.

O.E. Un film que tu aurais voulu réaliser ?

L.C. Mommy de Dolan. J’aurais aimé réaliser un film comme ça mais peut-être pas exactement comme ça. Call me by your name aussi bien sûr.

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Journaliste du Suricate Magazine