Le bon père, en silence

Scénario : Nadia Hafid
Dessin : Nadia Hafid
Éditeur : Casterman
Sortie : 03 mai 2023
Genre : Roman graphique

Méfiez-vous de la femme qui boit seule au bar. Dans son verre, le remède à un passé empoisonné. Elle se laisse aborder par un étranger. Il lui demande du feu. Elle souffle d’épaisses volutes de fumée qui se confondent avec le blanc de sa chevelure. Ses silences ressemblent à ceux de son père. Un père, comme une ombre qui passe ses journées, allongé devant la télévision. Ce père qui ne semble pouvoir troquer sa position latérale que contre le plaisir d’une cigarette. Mais ce mutisme qui pèse sur toute une famille, n’est-il pas le cri d’un homme qui n’en peut plus de se voir refuser du travail à cause de sa couleur de peau ?

Cette femme, on ne connaîtra jamais son nom. Pour les parents, elle et sa sœur sont les filles. Les filles qu’il faut aller chercher à l’école. Les filles, on va à la plage ! Les filles, préparez-vous ! À ces injonctions impersonnelles, on pourra au moins arracher une information concrète ; le sexe de ces deux enfants vêtus de larges combinaisons. Le lecteur grappille ce qu’il peut d’informations dans ce récit qui est tout aussi réservé que ses personnages. Des personnages aux jambes gonflées dont la circularité des traits les fait ressembler à des bulles vivantes. Des figures sans visage qui déambulent dans un univers de formes et de lignes. Pourtant, ce n’est pas de l’abstraction. Juste de l’économie de moyens. Une serrure dans son plus simple appareil et deux parallèles nous suffisent à entrevoir une porte.

On veut Nadia Hafid, héritière du style de Chris Ware. Toute comparaison avec ce précurseur d’une nouvelle manière de penser la bande dessinée serait odieuse. Mais, c’est vrai qu’elle lui emprunte certains traits. Dans le graphisme, mais aussi dans la temporalité. Les mouvements sont étudiés, anormalement lents ou ellipsés. La géométrisation extrême du dessin et le processus de dissection de l’action donnent à l’album un caractère presque chirurgical. On dirait que l’histoire répond à un procédé calculé de narration. Une arithmétique du livre qui se refuse les accidents. Tout est à sa place et pourtant, dans cette famille, rien ne fonctionne.