Ce qui arriva le jour où Nora quitta son mari au Théâtre des Martyrs

De Elfriede Jelinek, mise en scène Christine Delmotte-Weber, avec Aminata Abdoulaye Hama, Mireille Bailly, Isabelle De Beir, Dolorès Delahaut, Sophie Delogne, Daphné D’Heur, Daphné Huynh, Berdine Nusselder, Babetida Sadjo, Anne Sylvain,Stéphanie Van Vyve. Du 8 février au 27 février 2019 au Théâtre des Martyrs. Crédit photo : ZvonocK

La metteuse en scène belge Christine Delmotte-Weber monte un texte de l’Autrichienne Elfriede Jelinek (prix Nobel de littérature en 2004) pour interroger la condition féminine. Cette pièce écrite en 1977 fait suite à Une Maison de Poupée du Norvégien Henrik Ibsen, à la fin de laquelle Nora quitte son mari et abandonne ses enfants, bouleversant ainsi l’ordre moral bourgeois de la fin du dix-neuvième siècle. Parce qu’elle refuse d’être infantilisée davantage par son mari, parce qu’elle ne veut plus être réduite à son rôle de mère et d’épouse, la postérité a fait de Nora une héroïne féministe, une figure d’émancipation féminine.

Elfriede Jelinek se pose la question : Après avoir quitté son mari, qu’arrive-t-il à Nora ? Quitte-t-elle en même temps aussi sa condition de poupée ? Devient-elle pleinement sujet ? Sa cynique réponse est un terrible non et elle décrit le parcours chaotique de la protagoniste d’Ibsen jusqu’à sa vieillesse, incapable de vivre selon les valeurs féministes jusqu’au bout. Jelinek reprend les thèmes de l’opposition entre les motivations des hommes et celles des femmes et de leurs rapports régis par l’argent.

On retrouve donc Nora en pleine quête d’elle-même, aspirant à son accomplissement individuel et autonome. Pour devenir indépendante financièrement, elle doit se faire “publique” et trouve un travail à l’usine, où elle retombera dans les bras d’un homme d’affaires manipulateur.

Onze actrices dynamiques interprètent – à tour de rôle – les personnages féminins autant que les personnages masculins. Formidablement grimées, elle se démaquillent, se remaquillent et se changent dans des coulisses visibles en bord de scène. Judicieux. Elles ont d’ailleurs suivi un atelier Drag kings pour se glisser dans la peau des personnages masculins.

Un problème réside dans le fait que Christine Delmotte-Weber pose la question au présent : “Maintenant qu’il est acceptable de quitter son mari, que faire avec ça ?” Or il manque une certaine modernisation de ce texte dont la trame se déroule dans les années vingt. La création musicale contemporaine et les numéros de pole dance ne parviennent pas à estomper l’impression d’assister à des scènes d’une autre époque.

La pièce se fait volontairement “grotesque, grandiloquente, excessive”. Et la caricature, par laquelle notamment bourgeoisie et prolétariat s’opposent, contribue malheureusement à cette impression de désuétude. La metteuse en scène désire éviter toute simplification mais le choix même des stéréotypes et de la caricature en implique un certain degré. Les rapports de pouvoir et de genre se voient de ce fait trop peu complexifiés : toutes les femmes sont sous l’emprise totale des hommes, qui les infantilisent, les sexualisent ou les utilisent. On regrette notamment une vision trop peu nuancée de la prostitution.

Il est bien sûr indéniable que la plupart des gérants d’entreprises puissantes sont des hommes, et que les idéaux capitalistes et leur mise en application contribuent à l’oppression de certaines parties de la population, dont les femmes. Le lien entre capitalisme et patriarcat est certes donc d’actualité, l’un alimentant l’autre ou l’inverse, et l’on perçoit tout l’intérêt du fait de le souligner. Cependant la comparaison de Nora, objet des manipulations des hommes, avec une marchandise périssable gagne en lourdeur tandis que les personnages masculins, “représentants absolus du patriarcat”, n’ont que le “capital” à la bouche.

En somme, malgré une astucieuse distribution des personnages à un panel de très bonnes actrices, des costumes et maquillages très réussis et un accompagnement musical vibrant, Ce qui arriva quand Nora quitta son mari, qui se présente comme une étude de la situation des femmes, manque de complexité et d’actualisation.