“Civil War”, au cœur des ténèbres

Civil War
d’Alex Garland
Action, Drame, Science-Fiction
Avec Kirsten Dunst, Wagner Moura, Cailee Spaeny
Sortie en salles le 17 avril 2024

Nation conquérante s’il en est, les Etats-Unis d’Amérique disposent, en dépit de leur courte existence, d’une longue histoire guerrière. Qu’on pense à son rôle déterminant dans la conclusion de la Seconde Guerre mondiale, à son implication au Viêt Nam dans les années 1950-1970 ou, plus récemment, à la Guerre d’Irak, la liste des conflits ayant connu la participation du pays ne fait pas de mystères quant à la volonté de domination de la première puissance mondiale. Agent essentiel du soft power américain, le cinéma eu aussi son rôle à jouer dans l’établissement de cette supériorité militaire : en tirant des récits de ces épisodes de luttes armées, Hollywood imprimait sur pellicule l’image d’un pays protecteur de la paix mondiale.

Quatrième long-métrage d’Alex Garland, Civil War prend acte de cet héritage cinématographique pour mieux retourner ce miroir aux alouettes à la figure de l’Oncle Sam. Le film prend place dans un futur proche dans lequel le pays est en proie à une guerre civile : ayant fait sécession, la Californie et le Texas luttent contre le gouvernement en place soutenu par les états restants, et s’apprêtent à renverser Washington. Afin de dresser le portrait d’un peuple divisé précipité dans un tourbillon de violence, le cinéaste britannique n’a pas besoin d’aller chercher bien loin. L’Amérique post-Trump vérolée par la haine s’est chargé de donner corps à l’invraisemblable ; il n’y a plus qu’à légèrement monter les curseurs.

Au pays de la liberté version cauchemar, le réalisateur catapulte le personnage de Lee. Photo-reporter aguerrie en crise de vocation, elle traverse le récit comme un fantôme, campée par une Kirsten Dunst revenue de tout. Connue pour des rôles de femmes mélancoliques voire dépressives (chez Sofia Coppola et Lars Von Trier notamment), l’actrice charrie avec elle cette réminiscence atone qui sied à merveille à son personnage. Elle est accompagnée de Jesse (Cailee Spaeny), jeune admiratrice et aspirante photographe, dont elle deviendra, à contrecœur, le mentor. Pensée comme le cœur émotionnel du récit, leur relation peine à s’incarner hors d’un programme rebattu (récemment, la série The Last Of Us vient en tête). L’équipe est complétée par Joel, son collègue, et Sammy, journaliste vétéran qui refuse de raccrocher. A eux quatre, ils composent un panel générationnel exhaustif et autant d’attitudes possibles face à cette guerre intestine .

S’il est bien le reflet de notre époque, le film se garde d’expliciter le conflit et de désigner des coupables. Baignée ainsi dans l’abstraction, la violence n’en devient que plus terrifiante. En témoigne cette scène où, pris en embuscade par un tireur invisible, des militaires se montrent méprisants face aux questions de Joel qui s’acharne à vouloir comprendre la nature de l’affrontement : « il nous tire dessus et essaie de nous tuer, donc on lui tire dessus et essaie de le tuer ». Déplacés du terrain de l’intellect vers celui de la pure sensation, les personnages se raccrochent à leur objectif risible : rejoindre Washington et recueillir un dernier entretien du Président avant sa chute. Tributaire de leur désorientation, le spectateur perçoit les événements à leur échelle : celle d’un groupe d’individus tentant de survivre au milieu d’un chaos indistinct. La mise en scène de Garland se calque alors fréquemment sur leur rythme heurté, et nous immerge caméra au poing à l’intérieur de scènes de combat étourdissantes desquelles on ressort hagard.

Sur la violence, le film établit un dialogue passionnant entre fascination et répulsion, paradoxe inhérent à la condition de journalistes et photographes des protagonistes. Dépeints comme des adrenalin junkies, vautours se nourrissant des corps qui s’effondrent sous leurs objectifs, ils n’en demeurent pas moins des êtres humains parfois brutalement rappelés à la fragilité de leurs vies. Ainsi d’une scène glaçante, dominée par un Jesse Plemons stoïque abattant des journalistes sur base de leur état d’origine, dont les personnages devront se purger en expulsant le traumatisme par cris et  vomissements. Cette course masochiste à l’image choc culmine dans la dernière séquence et véritable morceau de bravoure du film : l’assaut de la capitale et la traque du Président. De cette longue course hallucinée au cœur d’une nuit lézardée de tirs de roquettes, le réalisateur tire une conclusion sèche et amère (quoiqu’entachée par un climax émotionnel éculé) qui semble confirmer les désillusions de Lee à l’égard de son métier : impuissante à empêcher l’horreur d’advenir, ne demeure de la photographie que la preuve tangible d’une tragédie inéluctable.