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    Qu’est-il arrivé au Seigneur des Anneaux ? Un Hobbit à Moscou

    Saviez-vous que Sean Connery n’était pas le premier acteur à avoir incarné James Bond au cinéma ? Que Batman a combattu pour l’Oncle Sam ? Qu’une autre Mary Poppins a tenu le parapluie quinze ans avant Julie Andrews ? Ou que la première apparition de l’inspecteur Columbo s’est faite sans Peter Falk ?

    En effet, avant d’être les célèbres personnages que nous connaissons aujourd’hui, plusieurs héros ont connu une autre vie et d’autres visages, se métamorphosant au gré de leurs aventures jusqu’à devenir ceux que nous connaissons désormais.

    C’est ainsi qu’avant la brillante trilogie de Peter Jackson – et sans tenir compte des adaptations animées de la fin des années 1970 –, le Seigneur des Anneaux s’est vu consacrer plusieurs étonnantes adaptations !

    1967 : The Hobbit

    En 1964, le producteur William L. Snyder parvint à faire l’acquisition des droits d’adaptation du Hobbit pour une période de deux ans devant prendre fin le 30 juin 1966. Ce dernier se mit alors en relation avec le célèbre animateur Gene Deitch et avec le scénariste Bill Bernal, afin de donner naissance à un long-métrage cinématographique.

    Le temps passa et l’option du producteur arriva doucement à expiration. Entre-temps, Le Seigneur des Anneaux avait été réédité et rencontrait un succès commercial, permettant à Snyder de mesurer le potentiel des droits dont il était détenteur.

    En effet, la culture populaire allait rapidement s’emparer de l’œuvre de Tolkien et lui offrir une popularité qui n’allait jamais plus décroître. Pour ne citer que quelques exemples, on le verra notamment dans les chansons de Led Zeppelin Ramble On (1969), Misty Mountain Hop (1971) et Battle of Evermore (1971) qui feront ouvertement référence à l’univers imaginé par l’auteur britannique ; tandis qu’en 1977, Jules Bass et Arthur Rankin Jr. allaient donner vie à un long-métrage animé consacré au Hobbit, suivi l’année suivante par Le Seigneur des Anneaux de Ralph Bakshi.

    Snyder mesura alors la nécessité de ne pas laisser ces droits expirer sans avoir bénéficié de l’engouement populaire naissant. Entre-temps, l’animateur Gene Deitch aura lui aussi découvert Le Seigneur des Anneaux, et estimé que cette histoire était encore plus digne d’intérêt que celle du Hobbit : « Nous étions en plein milieu de l’écriture du scénario du Hobbit, lorsque Le Seigneur des Anneaux est ressorti dans le commerce. Ayant jusqu’ici considéré qu’il n’existait que Le Hobbit, et suivant le souhait de Snyder, nous avions pris quelques libertés avec l’histoire qui, quelques années plus tard, nous aurait valu de brûler sur le bûcher. Par exemple, j’avais introduit une série de chansons, changé le nom de certains personnages, certains éléments de scénario, et même créé un personnage féminin, une princesse qui accompagnerait le héros dans sa quête, autant qu’elle permettrait à Bilbon de quitter son célibat ! (…) Mais lorsque je suis parvenu à obtenir et à lire Le Seigneur des Anneaux, j’ai réalisé qu’il existait quelque chose de plus grandiose que ce qui apparaissait dans le Hobbit, et j’ai donc intercalé des éléments du Seigneur dans mon script, afin de permettre la création d’une suite ».

    Au début de l’année 1966, ce scénario fut présenté à la Twentieth Century Fox mais les négociations n’aboutirent pas, le budget envisagé par Snyder étant trop important.

    Voyant la date butoir approcher, le producteur se résolut à trouver une solution : il demanda à Gene Deitch de réaliser un film animé de douze minutes dans son studio de Prague, en collaboration avec l’illustrateur tchèque Adolf Born. Stratégie qui lui permettrait de conserver une certaine mainmise sur la licence en réactivant ses droits d’exploitation. Deitch et Born travaillèrent ainsi durant treize jours à la création de ce court-métrage, qui fut livré le 29 juin 1966.

    « Ce qui s’est passé – dira Gene Deitch –, c’est qu’entre-temps, le phénomène Tolkien avait explosé, et la valeur des droits d’exploitation cinématographique était devenue stratosphérique. Soudain, Bill [William Snyder] avait la possibilité de créer quelque chose de lourd sans avoir à financer ou produire quoi que ce soit. Pourquoi investir de l’argent, ainsi qu’une année-et-demi de travail, quand vous pouvez amasser tout cet argent sans verser une goutte de sueur ? Non seulement les avocats des ayant-droit de Tolkien avaient cédé à Snyder les droits pour des cacahuètes, mais dans leur ignorance de la terminologie du cinéma, ils avaient laissé un vide juridique d’un demi-million de dollars dans le contrat : il stipulait seulement que pour maintenir son option sur Le Seigneur des Anneaux, Snyder devait “produire un film en couleur” du Hobbit pour le 30 juin 1966. Notez ceci : le contrat ne disait pas que ce devait être un film animé, et il ne précisait pas quelle durée il devait avoir ».

    C’est ainsi que le 30 juin 1966, Snyder loua une petite salle de projection à Manhattan afin de diffuser le court-métrage, tandis que Gene Deitch harangua les passants dans la rue afin de les inviter à venir visionner le film – quitte à leur donner une pièce de dix centimes pour qu’ils puissent payer leur entrée.

    Après avoir visionné le film, les spectateurs furent priés de signer un document attestant du fait qu’ils avaient bien assisté à la projection du Hobbit « en ce jour du 30 juin 1966 ». Ce faisant, Snyder parvint à réaffirmer ses droits sur la licence… avant de les revendre à Tolkien pour 100 000 dollars – en tenant compte de l’inflation, cette somme s’élève aujourd’hui à 973 743 dollars.

    Depuis lors, cette première version du Hobbit avait disparu des écrans, jusqu’à sa redécouverte en janvier 2012 !

    Les Beatles au Mordor

    Après cela, l’œuvre de Tolkien ne fut plus adaptée sur les écrans pendant onze années, jusqu’à la sortie du Hobbit animé de Jules Bass et Arthur Rankin Jr., en 1977.

    Entre temps, divers projets furent cependant envisagés. Et pas des moindres, puisqu’à la même époque, forts des succès de A Hard Day’s Night (Richard Lester, 1964) et Help! (Richard Lester, 1965), les Beatles exprimèrent leur envie de jouer dans une adaptation de l’œuvre de Tolkien ! Adaptation dans laquelle Paul McCartney aurait joué Frodon, John Lennon, Gollum, George Harrison, Gandalf, et Ringo Starr, Sam Gamegie… Il semblerait même que les Fab Four aient approché Stanley Kubrick pour réaliser ce long métrage dont ils auraient quant à eux produit la musique. Suite au refus de ce dernier, les quatre garçons dans le vent auraient envisagé de confier le projet à Michelangelo Antonioni, David Lean ou Richard Lester avec qui ils avaient déjà travaillé.

    Finalement, ne parvenant pas à donner vie à ce projet, les Beatles se concentrèrent sur un autre film, donnant naissance à leur Yellow Submarine (George Dunning, 1968).

    En attendant, en 1969, Tolkien vendit à nouveau les droits d’adaptation de son œuvre à la United Artists qui confia le projet au réalisateur John Boorman, sans que rien n’aboutisse jamais : « Compresser les trois volumes en un film de trois heures était une entreprise drôlement ambitieuse, mais j’ai eu la chance de pouvoir essayer, dira Boorman. La métaphore centrale m’intéressait, que cet Anneau Unique ait un tel pouvoir et qu’il puisse corrompre toute personne le possédant. Gandalf choisissant d’en confier la garde à un Hobbit dont la bonté et l’innocence sont la seule défense contre les forces du mal ».

    Dans ses mémoires parues en 2003, Boorman confiait l’avancée de son projet : « Nous avons établi une carte détaillée de la Terre du Milieu et une analyse des personnages. Cela nous a pris plusieurs semaines. Le plus difficile dans ce processus fut de créer une structure pour le film. Formaliser et condenser la quantité d’informations contenues dans ce récit était déjà difficile, mais j’ai également dû envisager des solutions techniques pour les effets spéciaux. Il n’y avait pas d’ordinateurs à l’époque, pour générer la magie, pour miniaturiser les Hobbits, pour créer les monstres. Le texte est très visuel, mais à certains moments cruciaux, Tolkien recourrait à l’évasion poétique. Comme quand Gandalf est vaincu : “Je m’égarai hors de la pensée et du temps” – comment filmez-vous ça ? ».

    Cependant, ses efforts n’aboutirent jamais : « À cette époque, la United Artists venait de subir un certain nombre d’échecs, parmi lesquels celui de Léo le dernier. Le Seigneur des Anneaux était un projet coûteux impliquant des innovations dans le domaine des effets spéciaux. Au moment où nous avons livré notre script, l’exécutif qui soutenait notre projet avait quitté la société et personne là-bas n’avait lu le livre. Ils n’avaient ni l’argent, ni les convictions pour le faire. J’ai présenté le projet à Disney et à d’autres sociétés, mais personne ne voulait le faire ».

    Le réalisateur visionna plus tard la version réalisée par Peter Jackson, et ne cacha pas son admiration pour le travail de son collègue : « Maintenant, ça a finalement été fait judicieusement, en trois films, à l’autre bout de la terre, par un autre réalisateur aussi courageux et déraisonnable que je l’étais. Si j’avais livré ma version, le monde aurait été privé du magnifique spectacle créé par Peter Jackson. Je n’ai vu que la première partie, mais elle possède une telle ampleur et une telle magnitude qu’on ne peut que la comparer à la construction des grandes cathédrales gothiques. Mon concept chancelle en comparaison. Par exemple, pour régler le problème de la taille des Hobbits, j’avais l’intention d’engager des enfants de dix ans, de leur coller du poil au visage et de les doubler avec des voix adultes ».

    Ainsi, malgré plusieurs tentatives, seuls trois films officiels furent produits à cette époque : Le Hobbit (Jules Bass et Arthur Rankin Jr., 1977), Le Seigneur des Anneaux (Ralph Bakshi, 1978), et Le Retour du Roi (Jules Bass et Arthur Rankin Jr., 1980).

    1971 : Sagan om Ringen

    Le 2 décembre 1971, cependant, la télévision suédoise diffusa une adaptation partielle de l’œuvre de Tolkien, intitulée Sagan om Ringen et mettant en scène la première partie de La Communauté de l’Anneau. C’est-à-dire jusqu’au moment où les héros quitteront Fondcombe pour se rendre à la Montagne du Destin afin de détruire l’Anneau Unique.

    Cette adaptation – divisée en deux segments de chacun 14 minutes mettant en scène des acteurs insérés dans un décor peint – aura utilisé, pour sa bande son, l’album éponyme du musicien suédois Bo Hansson (également réalisateur du film), sorti l’année précédente. Album de rock progressif plus tard diffusé sur le marché international avec le titre Music Inspired by Lord of the Rings.

    Dans ce Sagan om Ringen, l’Anneau apparaîtra comme étrangement démesuré, s’apparentant presque à un bracelet. Tandis que Aragorn sera doté d’une moustache et que Gimli sera imberbe. Mais quoi qu’il en soit, cette première adaptation du Seigneur des Anneaux mettant en scène de réels comédiens constitue une amusante curiosité !

    1985 : Le fantastique voyage du Hobbit Monsieur Bilbon Sacquet

    Après cette expérience suédoise, ce fut à l’URSS de s’essayer à adapter Tolkien. Et en 1985, la chaîne soviétique Leningrad TV diffusa une adaptation du Hobbit d’une durée de 70 minutes, réalisée sans l’autorisation des ayant-droit de Tolkien.

    « Je pense qu’à l’époque, il n’était pas question de droits d’auteur, dira Ivan Krasko qui joue le rôle de Gandalf. Nous ne savions pas que nous devions payer quelque chose à Tolkien. Pourquoi ? Tout était beaucoup plus simple ».

    Cette production – tournée sur fond bleu afin de permettre les incrustations – possède la particularité d’être racontée par un narrateur que certains commentateurs auront rapproché de Tolkien lui-même – à moins qu’il ne représente simplement la vision qu’avait le public soviétique d’un gentleman britannique.

    Cette adaptation du Hobbit aura été produite afin d’intégrer l’émission pour enfants Conte après conte (Сказка за сказкой), et puis rediffusée à plusieurs reprises à la télévision russe jusque dans les années 1990.

    La plupart des personnages apparaissant ici sont des acteurs de taille normale – même pour les Hobbits, à quelques exceptions près où des tentatives seront faites pour les faire apparaître plus petits –, tandis que des marionnettes auront été utilisées pour incarner le dragon Smaug ou les araignées de Mirkwood. Les Gobelins, quant à eux, furent incarnés par des membres du ballet du théâtre Kirov de Leningrad – aujourd’hui théâtre Mariinsky.

    Quant à Gollum, il apparaîtra « coiffé d’une cagoule verte et vêtu d’une sorte de filet de pêche, avec aux mains des gants de jardinage rouges et jaunes ».

    Bien entendu, pour diverses raisons, certains passages n’apparaitront pas ici à l’écran, comme par exemple la rencontre de Bilbon avec les Trolls, les Elfes Sylvestres ou l’évasion d’Esgaroth. Cependant, comme l’auront indiqué les auteurs Paul Simpson et Brian J. Robb, « la présence d’un narrateur permettait d’éviter certains passages tout en gardant le rythme narratif intact ».

    Par ailleurs, les limitations techniques de l’époque feront encore que certaines scènes d’action seront simplement présentées sous la forme de projections artistiques devant lesquelles s’agiteront les comédiens.

    Quoi qu’il en soit, ces limitations donnent aujourd’hui à l’ensemble un charme désuet et étrangement agréable qu’il est également possible de découvrir en ligne !

    1991 : Khraniteli

    Cette première tentative sembla convaincre Leningrad TV de l’intérêt que portait le public russe à l’œuvre de Tolkien. Ainsi, la chaîne réitéra l’expérience quelques années plus tard en donnant naissance à une adaptation du Seigneur des Anneaux en deux parties, intitulée Khraniteli Les Gardiens en français. Adaptation ne prenant en compte que le premier volume de la trilogie, La Communauté de l’Anneau, comme avait pu le faire Sagan om Ringen en 1971.

    Avant d’entrer dans le sujet, il convient d’insister sur le fait que l’œuvre de Tolkien fut difficile à trouver en Russie durant de nombreuses années, la première traduction du Hobbit n’étant sortie qu’en 1976 – tout en ayant subi quelques adaptations lui permettant d’intégrer le marché soviétique. Les choses furent cependant plus compliquées en ce qui concerne Le Seigneur des Anneaux qui fut interdit durant longtemps, probablement en raison de ses thématiques religieuses et de sa présentation de diverses communautés occidentales alliées dans leur lutte face à un pouvoir destructeur venant de l’Est, selon l’auteur Mark Hooker…

    Ainsi, la première traduction officielle du Seigneur des Anneaux ne fut publiée en Russie qu’en 1982, dans une version abrégée et autorisée par les autorités gouvernementales. Cependant, des versions pirates – des samizdat – existaient sur le marché noir depuis 1975, ayant permis à certains lecteurs de découvrir l’intégralité du récit dans des traductions non-officielles diffusées illégalement.

    Khraniteli aura donc été réalisé sans que tous les membres du casting n’aient eu l’occasion de lire le roman original. Ou du moins sans qu’ils aient eu l’occasion de le lire dans son intégralité et d’en mesurer toute la richesse et la complexité.

    Par ailleurs, diffusée les 13 et 14 avril 1991, cette adaptation aura été filmée lors des derniers instants du régime soviétique. Contexte historique majeur expliquant la pauvreté visuelle de l’ensemble : « Il a été tourné sans l’aide de personne, aura déclaré Valery Dyachenko, l’acteur incarnant Frodon. À l’époque, les gens pouvaient attendre leur salaire pendant six mois et ne savaient pas comment nourrir leurs enfants ».

    Ainsi, comme l’aura à son tour affirmé l’artiste Irina Nazarova au micro de la BBC, Khraniteli se caractérisait principalement par : « Des costumes absurdes, des maquillages lamentables, pas de direction d’acteurs, aucun travail de montage… », ajoutant que « tout cela évoque un pays en train de s’effondrer ». Le tout donnant naissance à une œuvre décrite par Dimitra Fimi, Professeure à l’université de Glasgow, comme étant « tellement mauvaise qu’elle en devient bonne » !

    Ce contexte particulier fit que l’émission ne fut diffusée qu’une seule fois, avant de disparaître totalement des écrans. L’enregistrement fut même considéré comme perdu durant de nombreuses années, avant que la pression des fans ne pousse Channel 5 – la descendante de Leningrad TV – à fouiller ses archives de fond en comble jusqu’à mettre la main sur le précieux sésame. Il fut ainsi publié sur la chaîne YouTube de 5TV Russia les 27 et 28 mars 2021.

    Une fois cette adaptation de La Communauté de l’Anneau ressortie sur les écrans, le public se prit d’engouement pour cet ovni télévisuel. « Des amis ont commencé à m’appeler pour me complimenter, déclara Georgiy Shtil, l’acteur incarnant Bilbon Sacquet. Dans une premier temps, je ne me souvenais pas de ce dont ils parlaient. J’ai fait beaucoup de films à l’époque qui n’ont jamais vu la lumière du jour. C’était une époque très, très difficile lorsque nous faisions ce film ; les gens étaient plus intéressés par les changements gouvernements que par n’importe quelle émission télévisée ».

    Quoi qu’il en soit – et comme souligné précédemment –, au-delà de l’incroyable curiosité que constitue ce Khraniteli, il brille également par sa médiocrité formelle. « Nous n’avions pas de budget, pas de costumes, et presque pas de temps. J’ai été positivement surpris que nous ayons été capables de faire autant avec si peu », ajoutera Georgiy Shtil. Tandis que Sergey Shelgunov, l’interprète de Merry Brandebouc, affirmera à son tour : « Nous avons utilisé tout ce que la chaîne avait à offrir à l’époque. Les toiles de fond, les accessoires en plastique bon marché, les perruques et le maquillage, tout cela était ce que nous avions pu trouver là-bas gratuitement ». Les acteurs eux-mêmes n’étaient pas toujours payés, ou ne recevaient qu’un quart de leur salaire mensuel.

    L’acteur Valery Dyachenko – incarnant Frodon – aura à son tour révélé quelques secrets de tournage, abordant la scène où les Hobbits se retrouvent confrontés aux Nazgûl : « Il n’y avait que quatre chevaux, et il fallait qu’ils apparaissent deux fois dans le cadre pour qu’il y en ait huit ».

    Cette pauvreté budgétaire explique pourquoi Gollum se retrouvera étrangement coiffé de ce qui s’apparente à une feuille de salade… « Il a probablement utilisé ce qu’il trouvait » expliquera Georgiy Shtil.

    Personne ne possédant de version complète et officielle du texte de Tolkien, il était bien difficile pour l’équipe de déterminer ce à quoi celui-ci devait ressembler : « Nous n’avions aucune idée claire de quel genre de créature c’était, dira l’acteur Sergey Shelgunov. La réalisatrice a donc décidé qu’il devait juste avoir l’air bizarre ». Ajoutant « Nous ne connaissons pas le genre de Gollum, donc nous avons fait quelque chose se situant entre le garçon et la fille – un peu des deux ».

    Toujours selon Sergey Shelgunov, le tournage complet de cette adaptation aurait été achevé en neuf heures étalées sur moins d’une semaine… Leningrad TV n’ayant laissé aux équipes qu’une fenêtre de trois heures pour utiliser les équipements, avant de les éjecter du studio. Tandis que les acteurs étaient eux-mêmes coincés entre les répétitions ayant lieu le matin pour Khraniteli, tout en ayant des représentations théâtrales à donner chaque soir !

    Les répétitions prenaient ainsi une heure, avant que ne commence le tournage, sans que toujours n’aient lieu de secondes prises : « C’était du genre, ok, c’est l’anniversaire de Bilbon, donc il y a une fête, on boit, vous parlez, il y a une caméra là, une autre là et, ok, action ».

    Ainsi, la maigreur du budget et le peu de temps alloué aux équipes aura privé les spectateurs de certains éléments clefs, comme par exemple la présence du Balrog – tandis que Legolas sera ici incarné par une femme, l’actrice Olga Serebryakova.

    Mais ces contraintes auront poussé les équipes à improviser, avec l’espoir de donner vie à une œuvre habitée : « Natasha [Natalya Serebryakova, la réalisatrice] voulait créer un genre d’atmosphère mystérieuse, donc elle a placé des bougies à l’avant-plan et essayé de filmer à travers afin de créer un effet flou. Le film est à 100 % le produit de ses luttes, ayant travaillé trente ans sans argent. Franchement, c’est une grande victoire que le film soit aussi beau ».

    Sergey Shelgunov admettant tout de même : « Je n’en suis pas fier ; je suis un peu honteux. C’est très simple, très primitif. Mais tout le monde peut voir que nous avons fait de notre mieux avec le peu dont nous disposions ».

    Quant à Valery Diachenko incarnant Frodon, il dira : « Il me semble que les capacités techniques sont peut-être dépassées. Tout ce qui est devant la caméra est réel, maintenant on le ferait en incrustation. Mais on voit le regard vif des acteurs, leur joie de rencontrer cette matière. J’espère que le public nous pardonnera en regardant. Je pense que cette dramatisation correspond à l’esprit de Tolkien ».

    Et, comparant humoristiquement Khraniteli avec la trilogie de Peter Jackson, Georgiy Shtil dira quant à lui : « Notre version possède des ballerines, ainsi que plein de chansons et de poèmes. Le film étranger n’a pas tout ça ».

    Ainsi, résumant un peu la pensée de tous ces intervenants, Arseny Kulakov – le directeur de la Société Tolkien de Saint-Pétersbourg (Толкиновское общество Санкт-Петербурга) – qualifiera cette production d’artefact révélateur : « Filmé à une période d’effondrement, sans réels décors scéniques, avec des costumes récupérés auprès de proches – et en même temps, avec un grand respect pour l’œuvre de Tolkien et un amour de l’univers qu’il aura bâti ».

    Au-delà de la curiosité qu’il peut représenter, Khraniteli est ainsi une œuvre parcourue de sincérité, cherchant à honorer l’œuvre de Tolkien, à une époque où un monde s’effondrait pour céder la place au monde de demain (partie 1 et partie 2).

    1991 : Le trésor sous la montagne

    La même année que Khraniteli, toujours en Russie, les studios d’animation Argus tentèrent quant à eux de donner vie à un long-métrage consacré au Hobbit. Sans succès, le projet n’ayant pas su aboutir, ne donnant naissance qu’à une séquence de six minutes aujourd’hui disponible en ligne.

    Le site The Tolkienist suggère néanmoins que, si Argus avait pu aller au bout de son projet, cette version du Hobbit aurait été une réussite. Estimant l’animation « charmante » tout en affirmant qu’elle faisait penser à l’âge d’or de Disney.

    1993 : Hobitit

    Face aux déboires de Argus, la péninsule scandinave ne restera pas inactive, et les Finlandais proposeront en 1993 une mini-série en neuf épisodes de 20 à 30 minutes consacrée à l’œuvre de Tolkien. L’ensemble étant basé sur une adaptation théâtrale d’une durée de six heures ayant rempli les théâtres suédois en 1988-1989, au point que plusieurs acteurs furent réengagés pour cette adaptation télévisée.

    Diffusée pour la première fois entre le 29 mars et le 24 mai 1993 sur la chaîne finlandaise YLe TV1, cette série puisait tour à tour dans Le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux, donnant naissance à une œuvre composite bien accueillie par les critiques et le public.

    Le budget limité ne permettant pas de donner vie à toutes les scènes grandioses présentes dans l’œuvre de Tolkien, la production recourra à des fonds bleus pour une partie des tournages, ainsi qu’à des maquettes bien entendu ; tandis que l’ensemble fut majoritairement tourné en studio et au Rhymäteatteri d’Helsinki. Tandis que Sam Gamegie apparaîtra à certains moments comme narrateur, en lieu et place de scènes trop difficiles à produire. Un peu comme le faisait le conteur en 1985 dans Le fantastique voyage du Hobbit Monsieur Bilbon Sacquet !

    Ainsi, avant que Peter Jackson ne parvienne à honorer comme il se doit l’œuvre grandiose de J.R.R. Tolkien, plusieurs tentatives auront été faites : souvent maladroitement, parfois par esprit de lucre, mais donnant systématiquement naissance à de réelles curiosités cinématographiques. Curiosités mettant aujourd’hui en évidence la fascination qu’aura exercée la mythologie de Tolkien sur ses contemporains, et l’amour avec lequel certains d’entre eux auront cherché à donner vie à cet univers si riche et si singulier.

    Bibliographie

    Concernant The Hobbit (Gene Deitch, 1967)

    Robert S. Blackham, J.R.R. Tolkien Inspiring Lives, Cheltenham (Gloucestershire), The History Press, 2019. 

    Gene Deitch Credits, “40. William L. Snyder”, dans Gene Deitch Credits [En ligne], https://genedeitchcredits.com/roll-the-credits/40-william-l-snyder/, s. D., (Page consultée le 27 décembre 2024, Dernière mise à jour non communiquée).

    Mike Kayatta, « A Long Lost Adaptation of The Hobbit Makes Its Way Online », dans The Escapist [En ligne], https://web.archive.org/web/20170620112255/http://www.escapistmagazine.com/news/view/115126-A-Long-Lost-Adaptation-of-The-Hobbit-Makes-Its-Way-Online, 9 janvier 2012, (Page consultée le 27 décembre 2024, Dernière mise à jour non communiquée).

    • Concernant les projets des Beatles et de John Boorman

    John Boorman, Adventures of a Suburban Boy, London, Faber and Faber, 2003.

    Tim Gray, “The Beatles Almost Starred in ‘The Lord of the Rings’ for Director Stanley Kubrick”, dans Variety [En ligne], https://variety.com/2021/film/news/lord-of-the-rings-beatles-stanley-kubrick-1235123614/, 15 décembre 2021, (Page consultée le 27 décembre 2024, Dernière mise à jour non communiquée).

    • Concernant Sagan om Ringen (Bo Hansson, 1971)

    Paul Simpson, Brian J. Robb, Middle-Earth Envisioned, New York, RacePoint Publishing, 2013.

    • Concernant Le fantastique voyage du Hobbit Monsieur Bilbon Sacquet (Vladimir Latychev, 1985).

    Ntv.ru, “«Хоббит» по-советски”, dans ntv.ru [En ligne], https://web.archive.org/web/20210628112320/https://www.ntv.ru/novosti/170414/, 30 juillet 2009, (Page consultée le 28 décembre 2024, Dernière mise à jour non communiquée).

    Paul Simpson, Brian J. Robb, Middle-Earth Envisioned, New York, RacePoint Publishing, 2013.

    • Concernant Khraniteli (Natalya Serebryakova, 1991).

    BBC, “Khraniteli: The Soviet take on Lord of the Rings”, dans BBC [En ligne], https://www.bbc.com/news/world-europe-56641258, 5 avril 2021, (Page consultée le 28 décembre 2024, Dernière mise à jour non communiquée).

    Pierre Bouvier, “Dès 1991, la Russie soviétique adaptait le « Seigneur des anneaux » en téléfilm”, dans Le Monde [En ligne], https://www.lemonde.fr/big-browser/article/2021/04/06/une-version-sovietique-du-seigneur-des-anneaux-datant-de-1991-exhumee_6075760_4832693.html, 6 avril 2021, (Page consultée le 28 décembre 2024, Dernière mise à jour non communiquée).

    Rebecca Davis, “Inside the Soviet ‘Lord of the Rings’: Cast Details Their Epic TV Movie, Uncovered After 30 Years”, dans Variety [En ligne], https://variety.com/2021/film/actors/russian-lord-of-the-rings-khraniteli-1234968603/, 12 mai 2021, (Page consultée le 28 décembre 2024, Dernière mise à jour non communiquée).

    Анна Васильева (Anna Vassilyeva), « “С энтузиазмом”: российский Фродо Дьяченко о том, как снимали “Хранителей” », dans 5-tv.ru [En ligne], https://www.5-tv.ru/news/337669/uslovia-nebogatye-rossijskij-frodo-dacnenko-otom-kak-snimali-hranitelej/, 31 mars 2021, (Page consultée le 27 décembre 2024, Dernière mise à jour non communiquée).

    Alan Yuhas, “A Soviet ‘Lord of the Rings’ Is Unearthed, Epic in Its Own Way“, dans The New York Times [En ligne], https://www.nytimes.com/2021/04/10/world/europe/youtube- fellowship-of-the-ring-russia-5tv.html, 10 avril 2021 (Page consultée le 28 décembre 2024, Dernière mise à jour le 11 avril 2021).

    • Concernant Le trésor sous la montagne

    G. Connor Salter, “Tolkien Before Jackson Part 5: The Russian Adaptations”, dans The Tolkienist [En ligne], https://thetolkienist.com/2024/04/12/tolkien-before-jackson-part-5-the-hobbit-1985-directed-by-vladimir-latyshev/, 12 avril 2024, (Page consultée le 28 décembre 2024, Dernière mise à jour non communiquée).

    • Concernant Hobitit (Timo Torikka, 1993).

    Paul Simpson, Brian J. Robb, Middle-Earth Envisioned, New York, RacePoint Publishing, 2013.

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