Scénario et dessin : Jean-Louis Tripp
Éditeur : Casterman
Sortie : 14 mai 2025
Genre : Roman graphique, Autofiction
Jean-Louis Tripp se raconte une nouvelle fois dans Un père, à travers la figure paternelle. Il met de côté sa vie sexuelle (décrite en 2 tomes dans Extases, à dévorer), parle et dessine toujours un peu son frère Gilles, mort dans un accident de voiture (qu’il raconte dans l’extraordinaire Le petit frère), pour revenir à son enfance. Pendant 4 ans, il a été l’enfant unique de son papa et de sa maman. Il réalise que ses souvenirs sont tout autres que ceux de son frère et de sa sœur, plus jeunes que lui.
Un père est un peu trompeur. On croit y trouver une bande dessinée qui raconte ce père, cet homme décédé en 2006 à 75 ans. Pourtant, la couverture aurait dû nous mettre la puce à l’oreille : Jean-Louis Tripp ne raconte pas tant l’homme que le papa qu’il eut, qu’il croit avoir eu, convoquant ses rires d’enfant. Dans le même registre que le formidable Au-dedans de Will McPhail, l’auteur se rend compte que cet homme, ce septuagénaire, est un inconnu pour lui. En enlevant l’étiquette de « papa » (ou de « maman »), l’individu est un mystère, plein de contradictions. Un être humain qui vit, voyage, aime aussi sans nous, ses enfants.
Tripp en revient au commencement, à ses premières fugues, quand il avait 1 an et demi seulement, en 1959. Très vite, avant d’émigrer à Montréal, il a cherché à fuir cette vie de famille… Ensuite, il dessine les jeux avec ses frères et ses copains, l’inventivité manuelle de son papa dans la confection de jouets, sa foi dans le communisme qui aura guidé sa vie jusqu’à la chute de l’URSS. Une époque, décrite il y a quelques mois dans Nos héritages par Fred Bernard, avec qui Tripp partage des points communs : plus ou moins le même âge, le fait de faire pipi au lit jusqu’à 12-13 ans, les rêves de voler dans les airs, ou encore a précocité amoureuse et sexuelle, aidée par une grande autonomie à un jeune âge.
Si Bernard parlait de trop et semblait vouloir tout mettre de son enfance et de sa vie en évitant l’intime, Tripp, en bon Tripp qu’il est, préfère s’attarder, aller éclairer des pans de vie obscurcis. Il dessine cette scène touchante de conversation avec sa mère où il lui raconte qu’il a peu de souvenirs d’elle… Elle lui dit qu’à l’époque, c’était elle qui devait faire tout le travail, après son boulot de prof. Son papa s’occupait de jouer avec Jean-Louis. Un père commence aussi par une scène forte, où Tripp rêve qu’il tue son paternel. Les moments de crises, d’engueulades, d’explosions graphiques, sont bien là, occupant toute la page, à intervalles réguliers, tandis que l’homme trompe sa femme avec une collègue, et que la séparation se rapproche (elle se fera après que Jean-Louis ait quitté la maisonnée, à 14 ans). Jean-Louis Tripp nous dit bien que nos parents qui sont tant de choses pour nous sont aussi des énigmes. Il ne cherche pas à faire croire à la famille idéale.
Un père est composé de scènes de sa vie enfantine dont on peut sentir une fois ou deux le côté « collection d’histoires », collées les unes à la suite des autres. Cette BD, plus que les trois dernières autres, se construit dans le registre de la fragmentation. Et on remercie encore une fois l’auteur de nous ouvrir les portes de sa vie, de son intimité, de sa famille qu’on a l’impression de connaître, grâce à son regard empathique, son dessin rond, ces visages en gros plans et ses nuances de noir, de blanc et de gris. On referme l’album en retenant nos sanglots, en faisant nôtre ce voyage en Roumanie ou cette nuit terrible où Jean-Louis fut abandonné… tandis qu’Un père se clôt avec cette magnifique photo du protagoniste, Francis Tripier-Mondancin, père de Jean-Louis, homme tout en rire couvert d’une barbe enneigée.